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PROPHÉTIES.

Avant les prophètes des Cévennes, qui tiraient des coups de fusil derrière les haies au nom du Seigneur en 1704, la Hollande eut le fameux Pierre Jurieu, qui publia l’Accomplissement des prophéties. Mais que la Hollande n’en soit pas trop fière. Il était né en France dans une petite ville appelée Mer, de la généralité d’Orléans. Cependant il faut avouer que ce ne fut qu’à Rotterdam que Dieu l’appela à la prophétie.

Ce Jurieu vit clairement, comme bien d’autres, dans l’Apocalypse, que le pape était la bête[1] ; qu’elle tenait poculum aureum plenum abominationum, la coupe d’or pleine d’abominations ; que les quatre premières lettres de ces quatre mots latins formaient le mot papa ; que par conséquent son règne allait finir ; que les Juifs rentreraient dans Jérusalem, qu’ils domineraient sur le monde entier pendant mille ans, après quoi viendrait l’antechrist ; puis Jésus assis sur une nuée jugerait les vivants et les morts.

Jurieu prophétise expressément[2] que le temps de la grande révolution et de la chute entière du papisme « tombera justement sur l’an 1689, que j’estime, dit-il, être le temps de la vendange apocalyptique : car les deux témoins ressusciteront en ce temps-là. Après quoi la France doit rompre avec le pape avant la fin du siècle, ou au commencement de l’autre, et le reste de l’empire antichrétien s’abolira partout. »

Cette particule disjonctive ou, ce signe du doute n’était pas d’un homme adroit. Il ne faut pas qu’un prophète hésite. Il peut être obscur, mais il doit être sûr de son fait.

La révolution du papisme n’étant point arrivée en 1689, comme Pierre Jurieu l’avait prédit, il fit faire au plus vite une nouvelle édition où il assura que c’était pour 1690. Et ce qui est étonnant, c’est que cette édition fut suivie immédiatement d’une autre. Il s’en est fallu beaucoup que le Dictionnaire de Bayle ait eu une pareille vogue ; mais l’ouvrage de Bayle est resté, et Pierre Jurieu n’est pas même demeuré dans la Bibliothèque bleue avec Nostradamus.

On n’avait pas alors pour un seul prophète. Un presbytérien anglais, qui étudiait à Utrecht, combattit tout ce que disait Jurieu sur les sept fioles et les sept trompettes de l’Apocalypse, sur le règne de mille ans, sur la conversion des Juifs, et même sur l’antechrist. Chacun s’appuyait de l’autorité de Cocceïus, de Coterus,

  1. Tome I, page 187. (Note de Voltaire.)
  2. Tome II, pages 133 et 134. (Id.)