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PIERRE LE GRAND ET J.-J. ROUSSEAU.


SECTION II.

Ne peut-on pas dire de ces législateurs qui gouvernent l’univers à deux sous la feuille, et qui de leurs galetas donnent des ordres à tous les rois, ce qu’Homère dit de Calchas ?

Ὃς ᾔδη τά τ’ ἐόντα, τά τ’ ἐσσόμενα, πρό τ’ ἐόντα.

(Il., i, 10.)

Il connaît le passé, le présent, l’avenir.

C’est dommage que l’auteur du petit paragraphe que nous venons de citer n’ait connu aucun des trois temps dont parle Homère.

Pierre le Grand, dit-il, « n’avait pas le génie qui fait tout de rien. » Vraiment, Jean-Jacques, je le crois sans peine : car on prétend que Dieu seul a cette prérogative.

« Il n’a pas vu que son peuple n’était pas mûr pour la police ; » en ce cas, le czar est admirable de l’avoir fait mûrir. Il me semble que c’est Jean-Jacques qui n’a pas vu qu’il fallait se servir d’abord des Allemands et des Anglais pour faire des Russes.

« Il a empêché ses sujets de jamais devenir ce qu’ils pourraient être, etc. »

Cependant ces mêmes Russes sont devenus les vainqueurs des Turcs et des Tartares, les conquérants et les législateurs de la Crimée et de vingt peuples différents ; leur souveraine a donné des lois à des nations dont le nom même était ignoré en Europe.

Quant à la prophétie de Jean-Jacques, il se peut qu’il ait exalté son âme jusqu’à lire dans l’avenir : il a tout ce qu’il faut pour être prophète ; mais pour le passé et pour le présent, on avouera qu’il n’y entend rien. Je doute que l’antiquité ait rien de comparable à la hardiesse d’envoyer quatre escadres du fond de la mer Baltique dans les mers de la Grèce, de dominer à la fois sur la mer Égée et sur le Pont-Euxin, de porter la terreur dans la Colchide et aux Dardanelles, de subjuguer la Tauride, et de forcer le vizir Azem à s’enfuir des bords du Danube jusqu’aux portes d’Andrinople.

Si Jean-Jacques compte pour rien tant de grandes actions qui étonnent la terre attentive, il doit du moins avouer qu’il y a quelque générosité dans un comte d’Orloff, qui, après avoir pris un vaisseau qui portait toute la famille et tous les trésors d’un bacha, lui renvova sa famille et ses trésors.

Si les Russes n’étaient pas mûrs pour la police du temps de