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PIERRE LE GRAND ET J.-J. ROUSSEAU.

Les voilà dans l’état d’importantes personnes,
Qu’avec leur plume ils font le destin des couronnes[1].

Les Russes, dit Jean-Jacques, ne seront jamais policés. J’en ai vu du moins de très-polis, et qui avaient l’esprit juste, fin, agréable, cultivé, et même conséquent, ce que Jean-Jacques trouvera fort extraordinaire.

Comme il est très-galant, il ne manquera pas de dire qu’ils se sont formés à la cour de l’impératrice Catherine, que son exemple a influé sur eux, mais que cela n’empêche pas qu’il n’ait raison, et que bientôt cet empire sera détruit.

Ce petit bonhomme nous assure, dans un de ses modestes ouvrages, qu’on doit lui dresser une statue. Ce ne sera probablement ni à Moscou ni à Pétersbourg qu’on s’empressera de sculpter Jean-Jacques.

Je voudrais, en général, que lorsqu’on juge les nations du haut de son grenier on fût plus honnête et plus circonspect. Tout pauvre diable peut dire ce qu’il lui plaît des Athéniens, des Romains et des anciens Perses. Il peut se tromper impunément sur les tribunats, sur les comices, sur la dictature. Il peut gouverner en idée deux ou trois mille lieues de pays, tandis qu’il est incapable de gouverner sa servante. Il peut dans un roman recevoir un baiser âcre de sa Julie, et conseiller à un prince d’épouser la fille d’un bourreau. Il y a des sottises sans conséquence ; il y en a d’autres qui peuvent avoir des suites fâcheuses.

Les fous de cour étaient fort sensés : ils n’insultaient par leurs bouffonneries que les faibles, et respectaient les puissants ; les fous de village sont aujourd’hui plus hardis.

On répondra que Diogène et l’Arétin ont été tolérés : d’accord ; mais une mouche ayant vu un jour une hirondelle qui, en volant, emportait des toiles d’araignée, en voulut faire autant: elle y fut prise[2].

  1. Molière, Femmes savantes, IV, iii.
  2. Cet article fut écrit en 1765, c’est-à-dire dans les premières heures de la brouille de Voltaire avec Jean-Jacques. Ce qui mit Voltaire hors de lui, c’est que Jean-Jacques, poursuivi, condamné pour l’Émile, le désigna comme étant l’auteur du Sermon des cinquante, dans sa cinquième Lettre écrite de la montagne. C’était le dénoncer ; « c’était dire, écrivait Voltaire, on me brûle, on m’incendie ; incendiez-le aussi. » (G. A.)