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LETTRES SUR ŒDIPE.

de ce genre ; et il me semble que, lorsqu’on se trouve si peu maître du terrain, il faut toujours songer à être intéressant plutôt qu’exact : car le spectateur pardonne tout, hors la longueur ; et lorsqu’il est une fois ému, il examine rarement s’il a raison de l’être.

À l’égard de ce souvenir d’amour[1] entre Jocaste et Philoctète, j’ose encore dire que c’est un défaut nécessaire. Le sujet ne me fournissait rien par lui-même pour remplir les trois premiers actes ; à peine même avais-je de la matière pour les deux derniers. Ceux qui connaissent le théâtre, c’est-à-dire ceux qui sentent les difficultés de la composition aussi bien que les fautes, conviendront de ce que je dis. Il faut toujours donner des passions aux principaux personnages. Eh ! quel rôle insipide aurait joué Jocaste, si elle n’avait eu du moins le souvenir d’un amour légitime, et si elle n’avait craint pour les jours d’un homme qu’elle avait autrefois aimé[2] ?

Il est surprenant que Philoctète aime encore Jocaste après une si longue absence : il ressemble assez aux chevaliers errants, dont la profession était d’être toujours fidèles à leurs maîtresses. Mais je ne puis être de l’avis de ceux qui trouvent Jocaste trop âgée pour faire naître encore des passions : elle a pu être mariée si jeune, et il est si souvent répété dans la pièce qu’Œdipe est dans une grande jeunesse, que, sans trop presser les temps, il est aisé de voir qu’elle n’a pas plus de trente-cinq ans. Les femmes seraient bien malheureuses si on n’inspirait plus de sentiments à cet âge.

Je veux que Jocaste ait plus de soixante ans dans Sophocle et dans Corneille ; la construction de leur fable n’est pas une règle pour la mienne ; je ne suis pas obligé d’adopter leurs fictions : et s’il leur a été permis de faire revivre dans plusieurs de leurs pièces des personnes mortes depuis longtemps, et d’en faire mourir d’autres qui étaient encore vivantes, on doit bien me passer d’ôter à Jocaste quelques années.

Mais je m’aperçois que je fais l’apologie de ma pièce au lieu de la critique que j’en avais promise ; revenons vite à la censure.

Le troisième acte n’est point fini : on ne sait pourquoi les acteurs sortent de la scène. Œdipe dit à Jocaste (acte Ier, scène v) :

Suivez mes pas, rentrons ; il faut que j’éclaircisse
Un soupçon que je forme avec trop de justice.

  1. Les éditions antérieures à celles de Kehl portent : « À l’égard de l’amour de Jocaste et de Philoctète ». (B.)
  2. Voyez l’épître dédicatoire d’Oreste à la duchesse du Maine.