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LETTRES SUR ŒDIPE.

c’est le seul que Racine ait imité. Et comme on ne s’avisera jamais d’approuver l’Hippolyte de Sénèque, quoique Racine ait pris dans cet auteur toute la déclaration de Phèdre, aussi ne doit-on pas admirer l’Hippolyte d’Euripide pour trente ou quarante vers qui se sont trouvés dignes d’être imités par le plus grand de nos poëtes.

Molière prenait quelquefois des scènes entières dans Cyrano de Bergerac, et disait pour son excuse : « Cette scène est bonne ; elle m’appartient de droit : je reprends mon bien partout où je le trouve[1]. »

Racine pouvait à peu près en dire autant d’Euripide.

Pour moi, après avoir dit bien du mal de Sophocle, je suis obligé de vous en dire tout le bien[2] que j’en sais : tout différent en cela des médisants, qui commencent par louer un homme, et qui finissent par le rendre ridicule.

J’avoue que peut-être sans Sophocle je ne serais jamais venu à bout de mon Œdipe ; je ne l’aurais même jamais entrepris. Je traduisis d’abord la première scène de mon quatrième acte ; celle du grand-prêtre qui accuse le roi est entièrement de lui ; la scène des deux vieillards lui appartient encore. Je voudrais lui avoir d’autres obligations, je les avouerais avec la même bonne foi. Il est vrai que, comme je lui dois des beautés, je lui dois aussi des fautes, et j’en parlerai dans l’examen de ma pièce, où j’espère vous rendre compte des miennes.



LETTRE IV
contenant la critique de l’Œdipe de Corneille[3].

Monsieur, après vous avoir fait part de mes sentiments sur l’Œdipe de Sophocle, je vous dirai ce que je pense de celui de Corneille. Je respecte beaucoup plus, sans doute, ce tragique français que le grec ; mais je respecte encore plus la vérité, à qui je dois les premiers égards. Je crois même que quiconque ne sait pas connaître les fautes des grands hommes est incapable de sentir le prix de leurs perfections. J’ose donc critiquer l’Œdipe de Corneille ; et je le ferai avec d’autant plus de liberté, que je ne crains

  1. Partout répété, ce mot de Molière n’a pourtant rien d’authentique.
  2. Les éditions antérieures à celles de Kehl portent : « le peu de bien ». (B.)
  3. Comparez la critique du même Œdipe faite par Voltaire quarante-cinq ans plus tard, dans ses Commentaires sur Corneille.