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LOIS.

qu’elle du sang royal : ma mère a hérité de son père, et je veux que cette princesse hérite du sien. »

Le lendemain mon procès fut jugé en une chambre du parlement, et je perdis tout d’une voix ; mon avocat me dit que je l’aurais gagné tout d’une voix en une autre chambre. « Voilà qui est bien comique, lui dis-je ; ainsi donc, chaque chambre, chaque loi. — Oui, dit-il, il y a vingt-cinq commentaires sur la coutume de Paris ; c’est-à-dire on a prouvé vingt-cinq fois que la coutume de Paris est équivoque ; et s’il y avait vingt-cinq chambres de juges, il y aurait vingt-cinq jurisprudences différentes. Nous avons, continua-t-il, à quinze lieues de Paris une province nommée Normandie, où vous auriez été tout autrement jugé qu’ici. » Cela me donna envie de voir la Normandie. J’y allai avec un de mes frères : nous rencontrâmes à la première auberge un jeune homme qui se désespérait ; je lui demandai quelle était sa disgrâce, il me répondit que c’était d’avoir un frère aîné. « Où est donc le grand malheur d’avoir un frère ? lui dis-je ; mon frère est mon aîné, et nous vivons très-bien ensemble. — Hélas ! monsieur, me dit-il, la loi donne tout ici aux aînés, et ne laisse rien aux cadets. — Vous avez raison, lui dis-je, d’être fâché ; chez nous on partage également ; et quelquefois les frères ne s’en aiment pas mieux. »

Ces petites aventures me firent faire de belles et profondes réflexions sur les lois, et je vis qu’il en est d’elles comme de nos vêtements : il m’a fallu porter un doliman à Constantinople, et un justaucorps à Paris.

Si toutes les lois humaines sont de convention, disais-je, il n’y a qu’à bien faire ses marchés. Les bourgeois de Delhi et d’Agra disent qu’ils ont fait un très-mauvais marché avec Tamerlan : les bourgeois de Londres se félicitent d’avoir fait un très-bon marché avec le roi Guillaume d’Orange. Un citoyen de Londres me disait un jour : « C’est la nécessité qui fait les lois, et la force les fait observer. » Je lui demandai si la force ne faisait pas aussi quelquefois des lois, et si Guillaume le Bâtard et le Conquérant ne leur avait pas donné des ordres sans faire de marché avec eux. « Oui, dit-il, nous étions des bœufs alors ; Guillaume nous mit un joug, et nous fit marcher à coups d’aiguillon ; nous avons été depuis changés en hommes, mais les cornes nous sont restées, et nous en frappons quiconque veut nous faire labourer pour lui et non pas pour nous. »

Plein de toutes ces réflexions, je me complaisais à penser qu’il y a une loi naturelle indépendante de toutes les conventions humaines : le fruit de mon travail doit être à moi ; je dois honorer