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LIBERTÉ.

A.

Voilà une batterie de canons qui tire à nos oreilles ; avez-vous la liberté de l’entendre ou de ne l’entendre pas ?

B.

Sans doute, je ne puis pas m’empêcher de l’entendre.

A.

Voulez-vous que ce canon emporte votre tête et celles de votre femme et de votre fille, qui se promènent avec vous ?

B.

Quelle proposition me faites-vous là ? Je ne peux pas, tant que je suis de sens rassis, vouloir chose pareille ; cela m’est impossible.

A.

Bon ; vous entendez nécessairement ce canon, et vous voulez nécessairement ne pas mourir, vous et votre famille, d’un coup de canon à la promenade ; vous n’avez ni le pouvoir de ne pas entendre, ni le pouvoir de vouloir rester ici ?

B.

Cela est clair[1].

A.

Vous avez en conséquence fait une trentaine de pas pour être à l’abri du canon, vous avez eu le pouvoir de marcher avec moi ce peu de pas ?

B.

Cela est encore très-clair.

A.

Et si vous aviez été paralytique, vous n’auriez pu éviter d’être exposé à cette batterie ; vous n’auriez pas eu le pouvoir d’être où vous êtes : vous auriez nécessairement entendu et reçu un coup de canon, et vous seriez mort nécessairement ?

  1. Un pauvre d’esprit, dans un petit écrit honnête, poli, et surtout bien raisonné, objecte que si le prince ordonne à B. de rester exposé au canon, il y restera. Oui, sans doute, s’il a plus de courage, ou plutôt plus de crainte de la honte que d’amour de la vie, comme il arrive très-souvent. Premièrement, il s’agit ici d’un cas tout différent. Secondement, quand l’instinct de la crainte de la honte l’emporte sur l’instinct de la conservation de soi-même, l’homme est autant nécessité à demeurer exposé au canon qu’il est nécessité à fuir quand il n’est pas honteux de fuir. Le pauvre d’esprit était nécessité à faire des objections ridicules, et à dire des injures, et les philosophes se sentent nécessités à se moquer un peu de lui, et à lui pardonner. (Note de Voltaire.) — Cette note a été ajoutée en 1769, dans la Raison par alphabet. (B.)