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LANGUES.

courtisans sont bien ou mal vis-à-vis du roi ; les ministres, embarrassés vis-à-vis d’eux-mêmes ; le parlement en corps fait souvenir la nation qu’il a été le soutien des lois vis-à-vis de l’archevêque ; et les hommes, en chaire, sont vis-à-vis de Dieu dans un état de perdition.

Ce qui nuit le plus à la noblesse de la langue, ce n’est pas cette mode passagère dont on se dégoûte bientôt, ce ne sont pas les solécismes de la bonne compagnie, dans lesquels les bons auteurs ne tombent point : c’est l’affectation des auteurs médiocres de parler de choses sérieuses dans le style de la conversation. Vous lirez dans nos livres nouveaux de philosophie qu’il ne faut pas faire à pure perte les frais de penser ; que les éclipses sont en droit d’effrayer le peuple ; qu’Épicure avait un extérieur à l’unisson de son âme ; que Claudius renvia sur Auguste ; et mille autres expressions pareilles, dignes du laquais des Précieuses ridicules.

Le style des ordonnances des rois et des arrêts prononcés dans les tribunaux ne sert qu’à faire voir de quelle barbarie on est parti. On s’en moque dans la comédie des Plaideurs (acte II, scène ix) :

Lequel Hiérôme, après plusieurs rébellions,
Aurait atteint, frappé, moi sergent à la joue.

Cependant il est arrivé que des gazetiers et des faiseurs de journaux ont adopté cette incongruité ; et vous lisez dans des papiers publics : « On a appris que la flotte aurait mis à la voile le 7 mars, et qu’elle aurait doublé les Sorlingues. »

Tout conspire à corrompre une langue un peu étendue : les auteurs qui gâtent le style par affectation ; ceux qui écrivent en pays étranger, et qui mêlent presque toujours des expressions étrangères à leur langue naturelle ; les négociants, qui introduisent dans la conversation les termes de leur comptoir, et qui vous disent que l’Angleterre arme une flotte, mais que par contre la France équipe des vaisseaux ; les beaux esprits des pays étrangers, qui, ne connaissant pas l’usage, vous disent qu’un jeune prince a été très-bien éduqué, au lieu de dire qu’il a reçu une bonne éducation.

Toute langue étant imparfaite, il ne s’ensuit pas qu’on doive la changer. Il faut absolument s’en tenir à la manière dont les bons auteurs l’ont parlée ; et quand on a un nombre suffisant d’auteurs approuvés, la langue est fixée. Ainsi on ne peut plus rien changer à l’italien, à l’espagnol, à l’anglais, au français, sans