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LANGUES.

Il n’y a point de langue mère. Toutes les nations voisines ont emprunté les unes des autres ; mais on a donné le nom de langue mère à celles dont quelques idiomes connus sont dérivés. Par exemple, le latin est langue mère par rapport à l’italien, à l’espagnol, au français ; mais il était lui-même dérivé du toscan, et le toscan l’était du celte et du grec.

Le plus beau de tous les langages doit être celui qui est à la fois le plus complet, le plus sonore, le plus varié dans ses tours, et le plus régulier dans sa marche ; celui qui a le plus de mots composés, celui qui par sa prosodie exprime le mieux les mouvements lents ou impétueux de l’âme, celui qui ressemble le plus à la musique.

Le grec a tous ces avantages ; il n’a point la rudesse du latin, dont tant de mots finissent en um, ur, us. Il a toute la pompe de l’espagnol, et toute la douceur de l’italien. Il a par-dessus toutes les langues vivantes du monde l’expression de la musique, par les syllabes longues et brèves, et par le nombre et la variété de ses accents. Ainsi, tout défiguré qu’il est aujourd’hui dans la Grèce, il peut être encore regardé comme le plus beau langage de l’univers.

La plus belle langue ne peut être la plus généralement répandue, quand le peuple qui la parle est opprimé, peu nombreux, sans commerce avec les autres nations, et quand ces autres nations ont cultivé leurs propres langages. Ainsi le grec doit être moins étendu que l’arabe, et même que le turc.

De toutes les langues de l’Europe, la française doit être la plus générale, parce qu’elle est la plus propre à la conversation : elle a pris son caractère dans celui du peuple qui la parle.

Les Français ont été, depuis près de cent cinquante ans, le peuple qui a le plus connu la société, qui en a le premier écarté toute la gêne, et le premier chez qui les femmes ont été libres et même souveraines, quand elles n’étaient ailleurs que des esclaves. La syntaxe de cette langue toujours uniforme, et qui n’admet point d’inversions, est encore une facilité que n’ont guère les autres langues : c’est une monnaie plus courante que les autres, quand même elle manquerait de poids. La quantité prodigieuse de livres agréablement frivoles que cette nation a produits est encore une raison de la faveur que sa langue a obtenue chez toutes les nations.

Des livres profonds ne donneront point de cours à une langue : on les traduira ; on apprendra la philosophie de Newton ; mais on n’apprendra pas l’anglais pour l’entendre.