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LANGUES.

que c’est se tromper de croire, comme on fait, qu’il y ait inversion ou renversement dans la phrase des anciens, tandis que c’est réellement dans notre langue moderne qu’est le désordre. »

Je vois ici tout le contraire ; et, de plus, je vois dans chaque partie de la phrase française un sens achevé qui me fait attendre un nouveau sens, une nouvelle action. Si je dis, comme dans le latin : « Goliath, homme d’une procérité inusitée, l’adolescent David », je ne vois là qu’un géant, qu’un enfant ; point de commencement d’action ; peut-être que l’enfant prie le géant de lui abattre des noix ; et peu m’importe. Mais, « David, à peine dans son adolescence, sans autres armes qu’une simple fronde » : voilà déjà un sens complet, voilà un enfant avec une fronde ; qu’en va-t-il faire ? il renverse ; qui ? un géant ; comment ? en l’atteignant au front. Il lui arrache son grand sabre ; pourquoi ? pour couper la tête du géant. Y a-t-il une gradation plus marquée ?

Mais ce n’était pas de tels exemples que l’auteur du Mécanisme du langage devait proposer. Que ne rapportait-il de beaux vers de Racine ? que n’en comparait-il la syntaxe naturelle avec les inversions admises dans toutes nos anciennes poésies ?

Jusqu’ici la Fortune et la Victoire mêmes
Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.
Mais ce temps-là n’est plus. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Mithridate, acte III, scène v.)

Transposez les termes selon le génie latin, à la manière de Ronsard : « Sous diadèmes trente cachaient mes cheveux blancs Fortune et Victoire mêmes. Plus n’est ce temps heureux ! »

C’est ainsi que nous écrivions autrefois ; il n’aurait tenu qu’à nous de continuer ; mais nous avons senti que cette construction ne convenait pas au génie de notre langue, qu’il faut toujours consulter. Ce génie, qui est celui du dialogue, triomphe dans la tragédie et dans la comédie, qui n’est qu’un dialogue continuel ; il plaît dans tout ce qui demande de la naïveté, de l’agrément, dans l’art de narrer, d’expliquer, etc. Il s’accommode peut-être assez peu de l’ode, qui demande, dit-on, une espèce d’ivresse et de désordre, et qui autrefois exigeait de la musique.

Quoi qu’il en soit, connaissez bien le génie de votre langue ; et, si vous avez du génie, mêlez-vous peu des langues étrangères, et surtout des orientales, à moins que vous n’ayez vécu trente ans dans Alep.