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IDÉE.

Je vous ai dit cent fois dans nos entretiens que je n’en savais pas un mot, et que Dieu n’a dit son secret à personne. J’ignore ce qui fait battre mon cœur, courir mon sang dans mes veines ; j’ignore le principe de tous mes mouvements, et vous voulez que je vous dise comment je sens et comment je pense ! cela n’est pas juste.

Mais vous savez au moins si votre faculté d’avoir des idées est jointe à l’étendue ?

Pas un mot. Il est bien vrai que Tatien, dans son discours aux Grecs, dit que l’âme est composée manifestement d’un corps. Irénée, dans son chapitre xxvi du second livre, dit que le Seigneur a enseigné que nos âmes gardent la figure de notre corps pour en conserver la mémoire. Tertullien assure, dans son second livre de l’Âme, qu’elle est un corps. Arnobe, Lactance, Hilaire, Grégoire de Nysse, Ambroise, n’ont point une autre opinion. On prétend que d’autres Pères de l’Église assurent que l’âme est sans aucune étendue, et qu’en cela ils sont de l’avis de Platon : ce qui est très-douteux. Pour moi, je n’ose être d’aucun avis ; je ne vois qu’incompréhensibilité dans l’un et dans l’autre système ; et après y avoir rêvé toute ma vie, je suis aussi avancé que le premier jour.

Ce n’était donc pas la peine d’y penser ?

Il est vrai ; celui qui jouit en sait plus que celui qui réfléchit, ou du moins il sait mieux, il est plus heureux ; mais que voulez-vous ? Il n’a pas dépendu de moi ni de recevoir ni de rejeter dans ma cervelle toutes les idées qui sont venues y combattre les unes contre les autres, et qui ont pris mes cellules médullaires pour leur champ de bataille. Quand elles se sont bien battues, je n’ai recueilli de leurs dépouilles que l’incertitude.

Il est bien triste d’avoir tant d’idées, et de ne savoir pas au juste la nature des idées.

Je l’avoue ; mais il est bien plus triste et beaucoup plus sot de croire savoir ce qu’on ne sait pas[1].

Mais, si vous ne savez pas positivement ce que c’est qu’une idée, si vous ignorez d’où elles vous viennent, vous savez du moins par où elles vous viennent ?

Oui, comme les anciens Égyptiens, qui, ne connaissant pas la source du Nil, savaient très-bien que les eaux du Nil leur arrivaient par le lit de ce fleuve. Nous savons très-bien que les idées


  1. Fin de l’article en 1765, et même en 1771, dans les Questions sur l’Encydopédie. Le reste fut ajouté en 1774. (B.)