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HOMME.

et toujours, comme la matière est toujours étendue et solide. Il penserait dans un profond sommeil sans rêves, dans un évanouissement, dans une léthargie, dans le ventre de sa mère. Je sais bien que jamais je n’ai pensé dans aucun de ces états : je l’avoue souvent, et je me doute que les autres sont comme moi.

Si la pensée était essentielle à l’homme, comme l’étendue à la matière, il s’ensuivrait que Dieu n’a pu priver cet animal d’entendement, puisqu’il ne peut priver la matière d’étendue : car alors elle ne serait plus matière. Or, si l’entendement est essentiel à l’homme, il est donc pensant par sa nature, comme Dieu est Dieu par sa nature.

Si je voulais essayer de définir Dieu, autant qu’un être aussi chétif que nous peut le définir, je dirais que la pensée est son être, son essence ; mais l’homme !

Nous avons la faculté de penser, de marcher, de parler, de manger, de dormir ; mais nous n’usons pas toujours de ces facultés : cela n’est pas dans notre nature.

La pensée chez nous n’est-elle pas un attribut ? et si bien un attribut, qu’elle est tantôt faible, tantôt forte, tantôt raisonnable, tantôt extravagante ? elle se cache, elle se montre ; elle fuit, elle revient ; elle est nulle, elle est reproduite. L’essence est tout autre chose : elle ne varie jamais ; elle ne connaît pas le plus ou le moins.

Quel serait donc l’animal sans tête supposé par Pascal ? Un être de raison. Il aurait pu supposer tout aussi bien un arbre à qui Dieu aurait donné la pensée, comme on a dit que les dieux avaient accordé la voix aux arbres de Dodone[1].

RÉFLEXION GÉNÉRALE SUR L’HOMME.

Il faut vingt ans pour mener l’homme de l’état de plante où il est dans le ventre de sa mère, et de l’état de pur animal, qui est le partage de sa première enfance, jusqu’à celui où la maturité de la raison commence à poindre. Il a fallu trente siècles pour connaître un peu sa structure. Il faudrait l’éternité pour connaître quelque chose de son âme. Il ne faut qu’un instant pour le tuer.



  1. C’est ici que finissait l’article en 1771 ; la Réflexion qui suit fut ajoutée en 1774. Mais en 1785 les éditeurs de Kehl avaient intercalé ici, sous le titre de Action de Dieu sur l’homme, la section v de l’opuscule de l’Âme, par Soranus (voyez les Mélanges, année 1774). (B.)