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HOMME.

Consolons-nous ; on a vu, on verra toujours de belles âmes depuis Pékin jusqu’à La Rochelle ; et, quoi qu’en disent des licenciés et des bacheliers, les Titus, les Trajan, les Antonins, et Pierre Bayle, ont été de fort honnêtes gens.

DE L’HOMME DANS L’ÉTAT DE PURE NATURE.

Que serait l’homme dans l’état qu’on nomme de pure nature ? Un animal fort au-dessous des premiers Iroquois qu’on trouva dans le nord de l’Amérique.

Il serait très-inférieur à ces Iroquois, puisque ceux-ci savaient allumer du feu et se faire des flèches. Il fallut des siècles pour parvenir à ces deux arts.

L’homme abandonné à la pure nature n’aurait pour tout langage que quelques sons mal articulés ; l’espèce serait réduite à un très-petit nombre par la difficulté de la nourriture et par le défaut des secours, du moins dans nos tristes climats. Il n’aurait pas plus de connaissance de Dieu et de l’âme que des mathématiques ; ses idées seraient renfermées dans le soin de se nourrir. L’espèce des castors serait très-préférable.

C’est alors que l’homme ne serait précisément qu’un enfant robuste ; et on a vu beaucoup d’hommes qui ne sont pas fort au-dessus de cet état.

Les Lapons, les Samoyèdes, les habitants du Kamtschatka, les Cafres, les Hottentots, sont, à l’égard de l’homme en l’état de pure nature, ce qu’étaient autrefois les cours de Cyrus et de Sémiramis en comparaison des habitants des Cévennes. Et cependant ces habitants du Kamtschatka et ces Hottentots de nos jours, si supérieurs à l’homme entièrement sauvage, sont des animaux qui vivent six mois de l’année dans des cavernes, où ils mangent à pleines mains la vermine dont ils sont mangés.

En général l’espèce humaine n’est pas de deux ou trois degrés plus civilisée que les gens du Kamtschatka. La multitude des bêtes brutes appelées hommes, comparée avec le petit nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations.

Il est plaisant de considérer d’un côté le P. Malebranche, qui s’entretient familièrement avec le Verbe, et de l’autre ces millions d’animaux semblables à lui qui n’ont jamais entendu parler de Verbe, et qui n’ont pas une idée métaphysique.

Entre les hommes à pur instinct et les hommes de génie flotte ce nombre immense occupé uniquement de subsister.