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HEUREUX.

Mais on veut savoir quel est le plus heureux de deux hommes également sains, également riches, et d’une condition égale. Il est clair que c’est leur humeur qui en décide. Le plus modéré, le moins inquiet, et en même temps le plus sensible, est le plus heureux ; mais malheureusement le plus sensible est presque toujours le moins modéré. Ce n’est pas notre condition, c’est la trempe de notre âme, qui nous rend heureux. Cette disposition de notre âme dépend de nos organes, et nos organes ont été arrangés sans que nous y ayons la moindre part.

C’est au lecteur à faire là-dessus ses réflexions. Il y a bien des articles sur lesquels il peut s’en dire plus qu’on ne lui en doit dire. En fait d’arts, il faut l’instruire ; en fait de morale, il faut le laisser penser.

Il y a des chiens qu’on caresse, qu’on peigne, qu’on nourrit de biscuits, à qui on donne de jolies chiennes. Il y en a d’autres qui sont couverts de gale, qui meurent de faim, qu’on chasse, qu’on bat, et qu’ensuite un jeune chirurgien dissèque lentement, après leur avoir enfoncé quatre gros clous dans les pattes. A-t-il dépendu de ces pauvres chiens d’être heureux ou malheureux ?

On dit pensée heureuse, trait heureux, repartie heureuse, physionomie heureuse, climat heureux. Ces pensées, ces traits heureux qui nous viennent comme des inspirations soudaines, et qu’on appelle des bonnes fortunes d’homme d’esprit, nous sont inspirés comme la lumière entre dans nos yeux, sans que nous la cherchions. Ils ne sont pas plus en notre pouvoir que la physionomie heureuse, c’est-à-dire douce et noble, si indépendante de nous, et si souvent trompeuse. Le climat heureux est celui que la nature favorise. Ainsi sont les imaginations heureuses, ainsi est l’heureux génie, c’est-à-dire le grand talent. Et qui peut se donner le génie ? Qui peut, quand il a reçu quelque rayon de cette flamme, le conserver toujours brillant ?

Puisque heureux vient de la bonne heure, et malheureux de la mal-heure, en pourrait dire que ceux qui pensent, qui écrivent avec génie, qui réussissent dans les ouvrages de goût, écrivent à la bonne heure. Le grand nombre est de ceux qui écrivent à la mal-heure.

Quand on dit un heureux scélérat, on n’entend par ce mot que ses succès. Félix Sylla, l’heureux Sylla, un Alexandre VI, un duc de Borgia, ont heureusement pillé, trahi, empoisonné, ravagé, égorgé. Mais s’ils se sont crus des scélérats, il y a grande apparence qu’ils étaient très-malheureux, quand même ils n’auraient pas craint leurs semblables.