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GOUVERNEMENT.

Il persuada à l’aigle et aux vautours de se laisser rogner un peu les ongles et couper le petit bout du bec, pour se mieux concilier ensemble. Avant ce temps le hibou avait toujours dit aux oiseaux : « Obéissez à l’aigle ; » ensuite il avait dit : « Obéissez aux vautours. » Il dit bientôt : « Obéissez à moi seul. » Les pauvres oiseaux ne surent à qui entendre ; ils furent plumés par l’aigle, le vautour, le chat-huant et les chauves-souris. Qui habet aures audiat (Saint Matth., xi, 15).

SECTION V[1].

« J’ai un grand nombre de catapultes et de balistes des anciens Romains, qui sont à la vérité vermoulues, mais qui pourraient encore servir pour la montre. J’ai beaucoup d’horloges d’eau, dont la moitié sont cassées ; des lampes sépulcrales, et le vieux modèle en cuivre d’une quinquérème ; je possède aussi des toges, des prétextes, des laticlaves en plomb ; et mes prédécesseurs ont établi une communauté de tailleurs qui font assez mal des robes d’après ces anciens monuments. À ces causes, à ce nous mouvants, ouï le rapport de notre principal antiquaire, nous ordonnons que tous ces vénérables usages soient en vigueur à jamais, et qu’un chacun ait à se chausser et à penser dans toute l’étendue de nos États comme on se chaussait et comme on pensait du temps de Cnidus Rufillus, propréteur de la province à nous dévolue par le droit de bienséance, etc. »

On représenta au chauffe-cire, qui employait son ministère à sceller cet édit, que tous les engins y spécifiés sont devenus inutiles ;

Que l’esprit et les arts se perfectionnent de jour en jour ; qu’il faut mener les hommes par les brides qu’ils ont aujourd’hui, et non par celles qu’ils avaient autrefois ;

Que personne ne monterait sur les quinquérèmes de son altesse sérénissime ;

Que ses tailleurs auraient beau faire des laticlaves, qu’on n’en achèterait pas un seul ; et qu’il était digne de sa sagesse de condescendre un peu à la manière de penser actuelle des honnêtes gens de son pays.

Le chauffe-cire promit d’en parler à un clerc, qui promit de s’en expliquer au référendaire, qui promit d’en dire un mot à son altesse sérénissime quand l’occasion pourrait s’en présenter.

  1. Voyez la note 2 de la page 284.