Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
ESPRIT.

Ensuite elle dit, d’après Lucain, qu’elle doit rougir d’être en vie :

Je dois rougir pourtant, après un tel malheur,
De n’avoir pu mourir d’un excès de douleur[1] !

Lucain, après le beau siècle d’Auguste, cherchait de l’esprit, parce que la décadence commençait ; et dans le siècle de Louis XIV on commença par vouloir étaler de l’esprit parce que le bon goût n’était pas encore entièrement formé comme il le fut depuis.

César, de ta victoire écoute moins le bruit ;
Elle n’est que l’effet du malheur qui me suit.

Quel mauvais artifice, quelle idée fausse autant qu’imprudente ! César ne doit point, selon elle, écouter le bruit de sa victoire. Il n’a vaincu à Pharsale que parce que Pompée a épousé Cornélie ! Que de peine pour dire ce qui n’est ni vrai, ni vraisemblable, ni convenable, ni touchant !

Deux fois du monde entier j’ai causé la disgrâce.

C’est le bis nocui mundo de Lucain. Ce vers présente une très-grande idée. Elle doit surprendre, il n’y manque que la vérité. Mais il faut bien remarquer que si ce vers avait seulement une faible lueur de vraisemblance, et s’il était échappé aux emportements de la douleur, il serait admirable ; il aurait alors toute la vérité, toute la beauté de la convenance théâtrale.

Heureuse en mes malheurs si ce triste hyménée
Pour le bonheur de Rome à César m’eût donnée,
Et si j’eusse avec moi porté dans ta maison
D’un astre envenimé l’invincible poison !
Car enfin n’attends pas que j’abaisse ma haine :
Je te l’ai déjà dit, César, je suis Romaine ;
Et quoique ta captive, un cœur comme le mien,
De peur de s’oublier, ne te demande rien.

C’est encore du Lucain ; elle souhaite dans la Pharsale d’avoir épousé César, et de n’avoir eu à se louer d’aucun de ses maris :

O utinam in thalamos invisi Cæsaris issem
Infelix conjux, et nulli læta marito[2] !

  1. Voici le vers de Lucain :

    Turpe mori post te solo non posse dolore.

  2. Lucain, Phars., VIII, 88-89.