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FROID.

même façon : si on en était réduit là, il vaudrait mieux n’être pas né.

Les anciens n’imaginèrent rien de mieux que de faire boire les eaux du fleuve Léthé à ceux qui devaient habiter les champs Élysées.

Mortels, voulez-vous tolérer la vie ? oubliez et jouissez.



FROID[1].


De ce qu’on entend par ce terme dans les belles-lettres
et dans les beaux-arts.


On dit qu’un morceau de poésie, d’éloquence, de musique, un tableau même, est froid, quand on attend dans ces ouvrages une expression animée qu’on n’y trouve pas. Les autres arts ne sont pas si susceptibles de ce défaut. Ainsi l’architecture, la géométrie, la logique, la métaphysique, tout ce qui a pour unique mérite la justesse, ne peut être ni échauffé, ni refroidi. Le tableau de la Famille de Darius, peint par Mignard, est très-froid, en comparaison du tableau de Lebrun, parce qu’on ne trouve point dans les personnages de Mignard cette même affliction que Lebrun a si vivement exprimée sur le visage et dans les attitudes des princesses persanes. Une statue même peut être froide. On doit voir la crainte et l’horreur dans les traits d’une Andromède, l’effort de tous les muscles et une colère mêlée d’audace dans l’attitude et sur le front d’un Hercule qui soulève Antée.

Dans la poésie, dans l’éloquence, les grands mouvements des passions deviennent froids quand ils sont exprimés en termes trop communs et dénués d’imagination. C’est ce qui fait que l’amour, qui est si vif dans Racine, est languissant dans Campistron son imitateur.

Les sentiments qui échappent à une âme qui veut les cacher demandent au contraire les expressions les plus simples. Rien n’est si vif, si animé que ces vers du Cid[2] : « Va, je ne te hais point... Tu le dois... Je ne puis. » Ce sentiment deviendrait froid s’il était relevé par des termes étudiés.

C’est par cette raison que rien n’est si froid que le style ampoulé. Un héros, dans une tragédie[3] dit qu’il a essuyé une tem-

  1. Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
  2. Acte III, scène iv.
  3. Tydée, dans l’Électre de Crébillon, acte II, scène ire.