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FRAUDE.

postures, dont vous pourriez vous passer, cette morale que vous êtes forcés d’enseigner.

Bambabef.

Quoi ! vous croyez qu’on peut enseigner la vérité au peuple sans la soutenir par des fables ?

Ouang.

Je le crois fermement. Nos lettrés sont de la même pâte que nos tailleurs, nos tisserands, et nos laboureurs ; ils adorent un Dieu créateur, rémunérateur et vengeur ; ils ne souillent leur culte, ni par des systèmes absurdes, ni par des cérémonies extravagantes ; et il y a bien moins de crimes parmi les lettrés que parmi le peuple. Pourquoi ne pas daigner instruire nos ouvriers comme nous instruisons nos lettrés ?

Bambabef.

Vous feriez une grande sottise ; c’est comme si vous vouliez qu’ils eussent la même politesse, qu’ils fussent jurisconsultes : cela n’est ni possible ni convenable. Il faut du pain blanc pour les maîtres, et du pain bis pour les domestiques.

Ouang.

J’avoue que tous les hommes ne doivent pas avoir la même science ; mais il y a des choses nécessaires à tous. Il est nécessaire que chacun soit juste ; et la plus sûre manière d’inspirer la justice à tous les hommes, c’est de leur inspirer la religion sans superstition.

Bambabef.

C’est un beau projet, mais il est impraticable. Pensez-vous qu’il suffise aux hommes de croire un Dieu qui punit et qui récompense ? Vous m’avez dit qu’il arrive souvent que les plus déliés d’entre le peuple se révoltent contre mes fables ; ils se révolteront de même contre votre vérité. Ils diront : Qui m’assurera que Dieu punit et récompense ? où en est la preuve ? quelle mission avez-vous ? quel miracle avez-vous fait pour que je vous croie ? Ils se moqueront de vous bien plus que de moi.

Ouang.

Voilà où est votre erreur. Vous imaginez qu’on secouera le joug d’une idée honnête, vraisemblable, utile à tout le monde, d’une idée dont la raison humaine est d’accord, parce qu’on rejette des choses malhonnêtes, absurdes, inutiles, dangereuses, qui font frémir le bon sens.

Le peuple est très-disposé à croire ses magistrats : quand ses magistrats ne lui proposent qu’une créance raisonnable, il l’embrasse volontiers. On n’a pas besoin de prodiges pour croire un