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FRANCE, FRANÇOIS, FRANÇAIS.

Il n’est rien de choquant dans la prononciation d’oin quand ces terminaisons sont accompagnées de syllabes sonores. Au contraire, il y a beaucoup d’harmonie dans ces deux phrases : « Les tendres soins que j’ai pris de votre enfance. Je suis loin d’être insensible à tant de vertus et de charmes. » Mais il faut se garder de dire, comme dans la tragédie de Nicomède (acte II, sc. iii):

Non ; mais il m’a surtout laissé ferme en ce point,
D’estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point.

Le sens est beau ; il fallait l’exprimer en vers plus mélodieux : les deux rimes de point choquent l’oreille. Personne n’est révolté de ces vers dans l’Andromaque :

Nous le verrions encor nous partager ses soins ;
Il m’aimerait peut-être : il le feindrait du moins.
Adieu, tu peux partir ; je demeure en Épire.
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
À toute ma famille, etc.

(Andromaque, acte V, scène iii.)

Voyez comme les derniers vers soutiennent les premiers, comme ils répandent sur eux la beauté de leur harmonie.

On peut reprocher à la langue française un trop grand nombre de mots simples auxquels manque le composé, et de termes composés qui n’ont point le simple primitif. Nous avons des architraves, et point de traves ; un homme est implacable, et n’est point placable ; il y a des gens inaimables, et cependant inaimable ne s’est pas encore dit.

C’est par la même bizarrerie que le mot de garçon est très-usité, et que celui de garce est devenu une injure grossière. Vénus est un mot charmant, vénérien donne une idée affreuse.

Le latin eut quelques singularités pareilles. Les Latins disaient possible, et ne disaient pas impossible. Ils avaient le verbe providere, et non le substantif providentia ; Cicéron fut le premier qui l’employa comme un mot technique.

Il me semble que, lorsqu’on a eu dans un siècle un nombre suffisant de bons écrivains, devenus classiques, il n’est plus guère permis d’employer d’autres expressions que les leurs, et qu’il faut leur donner le même sens, ou bien dans peu de temps le siècle présent n’entendrait plus le siècle passé.

Vous ne trouverez dans aucun auteur du siècle de Louis XIV que Rigault ait peint les portraits au parfait, que Benserade ait