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FRANC OU FRANCQ ;

bêtes. Songeons à conserver dans sa pureté la belle langue qu’on parlait dans le grand siècle de Louis XIV.

Ne commence-t-on pas à la corrompre ? N’est-ce pas corrompre une langue que de donner aux termes employés par les bons auteurs une signification nouvelle ? Qu’arriverait-il si vous changiez ainsi le sens de tous les mots ? On ne vous entendrait, ni vous, ni les bons écrivains du grand siècle.

Il est sans doute très-indifférent en soi qu’une syllabe signifie une chose ou une autre. J’avouerai même que si on assemblait une société d’hommes qui eussent l’esprit et l’oreille justes, et s’il s’agissait de réformer la langue, qui fut si barbare jusqu’à la naissance de l’Académie, on adoucirait la rudesse de plusieurs expressions, on donnerait de l’embonpoint à la sécheresse de quelques autres, et de l’harmonie à des sons rebutants. Oncle, ongle, radoub, perdre, borgne, plusieurs mots terminés durement, auraient pu être adoucis. Épieu, lieu, dieu, moyeu, feu, bleu, peuple, nuque, plaque, porche, auraient pu être plus harmonieux. Quelle différence du mot Theos au mot Dieu, de populos à peuples, de locus à lieu !

Quand nous commençâmes à parler la langue des Romains nos vainqueurs, nous la corrompîmes. D’Augustus nous fîmes aoust, août ; de pavo, paon ; de Cadomum, Caen ; de Junius, juin ; d’unctum, oint ; de purpura, pourpre ; de pretium, prix. C’est une propriété des barbares d’abréger tous les mots. Ainsi les Allemands et les Anglais firent d’ecclesia, kirk, church ; de foras, furth ; de condemnare, damn. Tous les nombres romains devinrent des monosyllabes dans presque tous les patois de l’Europe ; et notre mot vingt, pour viginti, n’atteste-t-il pas encore la vieille rusticité de nos pères ? La plupart des lettres que nous avons retranchées, et que nous prononcions durement, sont nos anciens habits de sauvages : chaque peuple en a des magasins.

Le plus insupportable reste de la barbarie welche et gauloise est dans nos terminaisons en oin : coin, soin, oint, groin, foin, point, loin, morsouin, tintouin, pourpoint. Il faut qu’un langage ait d’ailleurs de grands charmes pour faire pardonner ces sons, qui tiennent moins de l’homme que de la plus dégoûtante espèce des animaux.

Mais enfin, chaque langue a des mots désagréables que les hommes éloquents savent placer heureusement, et dont ils ornent la rusticité. C’est un très-grand art : c’est celui de nos bons auteurs. Il faut donc s’en tenir à l’usage qu’ils ont fait de la langue reçue.