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souvent un beau feu, pour un amour vertueux et noble. Un homme a du feu dans la conversation, cela ne veut pas dire qu’il a des idées brillantes et lumineuses, mais des expressions vives animées par les gestes.

Le feu dans les écrits ne suppose pas non plus nécessairement de la lumière et de la beauté, mais de la vivacité, des figures multipliées, des idées pressées.

Le feu n’est un mérite dans les discours et dans les ouvrages que quand il est bien conduit.

On a dit que les poëtes étaient animés d’un feu divin quand ils étaient sublimes : on n’a point de génie sans feu, mais on peut avoir du feu sans génie.



FICTION[1].


 

Une fiction qui annonce des vérités intéressantes et neuves n’est-elle pas une belle chose ? N’aimez-vous pas le conte arabe du sultan qui ne voulait pas croire qu’un peu de temps pût paraître très-long, et qui disputait sur la nature du temps avec son derviche ? Celui-ci le prie, pour s’en éclaircir, de plonger seulement la tête un moment dans le bassin où il se lavait. Aussitôt le sultan se trouve transporté dans un désert affreux ; il est obligé de travailler pour gagner sa vie. Il se marie, il a des enfants qui deviennent grands et qui le battent. Enfin il revient dans son pays et dans son palais ; il y retrouve son derviche, qui lui a fait souffrir tant de maux pendant vingt-cinq ans. Il veut le tuer. Il ne s’apaise que quand il sait que tout cela s’est passé dans l’instant qu’il s’est lavé le visage en fermant les yeux.

Vous aimez mieux la fiction des amours de Didon et d’Énée, qui rendent raison de la haine immortelle de Carthage contre Rome, et celle qui développe dans l’Élysée les grandes destinées de l’empire romain.

Mais n’aimez-vous pas aussi dans l’Arioste cette Alcine qui a la taille de Minerve et la beauté de Vénus, qui est si charmante aux yeux de ses amants, qui les enivre de voluptés si ravissantes, qui réunit tous les charmes et toutes les grâces ? Quand elle est enfin réduite à elle-même, et que l’enchantement est passé, ce n’est plus qu’une petite vieille ratatinée et dégoûtante.

Pour les fictions qui ne figurent rien, qui n’enseignent rien,

  1. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)