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ÉDUCATION.
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L’ex-jésuite.

Je ne pouvais vous apprendre que ce qu’on m’avait enseigné. J’avais étudié au même collége jusqu’à quinze ans : à cet âge un jésuite m’enquinauda[1] ; je fus novice, on m’abêtit pendant deux ans, et ensuite on me fit régenter. Ne voudriez-vous pas que je vous eusse donné l’éducation qu’on reçoit dans l’École militaire ?

Le conseiller.

Non, il faut que chacun apprenne de bonne heure tout ce qui peut le faire réussir dans la profession à laquelle il est destiné. Clairaut était le fils d’un maître de mathématiques ; dès qu’il sut lire et écrire, son père lui montra son art ; il devint très-bon géomètre à douze ans ; il apprit ensuite le latin, qui ne lui servit jamais à rien. La célèbre marquise du Châtelet apprit le latin en un an, et le savait très-bien ; tandis qu’on nous tenait sept années au collége pour nous faire balbutier cette langue, sans jamais parler à notre raison.

Quant à l’étude des lois, dans laquelle nous entrions en sortant de chez vous, c’était encore pis. Je suis de Paris, et on m’a fait étudier pendant trois ans les lois oubliées de l’ancienne Rome ; ma coutume me suffirait, s’il n’y avait pas dans notre pays cent quarante-quatre coutumes différentes.

J’entendis d’abord mon professeur, qui commença par distinguer la jurisprudence en droit naturel et droit des gens : le droit naturel est commun, selon lui, aux hommes et aux bêtes ; et le droit des gens, commun à toutes les nations, dont aucune n’est d’accord avec ses voisins.

Ensuite on me parla de la loi des douze Tables, abrogée bien vite chez ceux qui l’avaient faite ; de l’édit du préteur, quand nous n’avons point de préteur ; de tout ce qui concerne les esclaves, quand nous n’avons point d’esclaves domestiques (au moins dans l’Europe chrétienne) ; du divorce, quand le divorce n’est pas encore reçu chez nous, etc., etc., etc.

Je m’aperçus bientôt qu’on me plongeait dans un abîme dont je ne pourrais jamais me tirer. Je vis qu’on m’avait donné une éducation très-inutile pour me conduire dans le monde.

J’avoue que ma confusion a redoublé quand j’ai lu nos ordon-

  1. Enquinauder, tromper quelqu’un en l’amusant, l’enjôler. La Fontaine équivoqua plaisamment sur ce mot, dans la satire le Florentin, faite contre le musicien Lulli, pour lequel le poëte Quinault travaillait. Lulli me demanda, écrit La Fontaine :

    Du doux, du tendre, et semblables sornettes,
    Petits mots, jargons d’amourettes
    Confits au miel ; bref, il m’enquinauda.