Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
295
LIVRE SIXIÈME.


M. Fabrice[1] leur avoua que Sa Majesté suédoise avait de justes raisons de croire qu’on voulait le livrer à ses ennemis en Pologne. Le kan, le bacha et les autres, jurèrent sur leurs têtes, prirent Dieu à témoin qu’ils détestaient une si horrible perfidie ; qu’ils verseraient tout leur sang plutôt que de souffrir qu’on manquât seulement de respect au roi en Pologne ; ils dirent qu’ils avaient entre leurs mains les ambassadeurs russes et polonais, dont la vie leur répondait du moindre affront qu’on oserait faire au roi de Suède. Enfin ils se plaignirent amèrement des soupçons outrageants que le roi concevait sur des personnes qui l’avaient si bien reçu et si bien traité. Quoique les serments ne soient souvent que le langage de la perfidie, Fabrice se laissa persuader par les Turcs : il crut voir dans leurs protestations cet air de vérité que le mensonge n’imite jamais qu’imparfaitement. Il savait bien qu’il y avait eu une secrète correspondance entre le kan tartare et le roi Auguste ; mais il demeura convaincu qu’il ne s’était agi dans leur négociation que de faire sortir Charles XII des terres du Grand Seigneur. Soit que Fabrice se trompât ou non, il les assura qu’il représenterait au roi l’injustice de ses défiances. « Mais prétendez-vous le forcer à partir ? ajouta-t-il. — Oui, dit le bacha ; tel est l’ordre de notre maître. » Alors il les pria encore une fois de bien considérer si cet ordre était de verser le sang d’une tête couronnée ? « Oui, répliqua le kan en colère, si cette tête couronnée désobéit au Grand Seigneur dans son empire. »

Cependant tout étant prêt pour l’assaut, la mort de Charles XII paraissait inévitable, et l’ordre du sultan n’étant pas positivement de le tuer, en cas de résistance, le bacha engagea le kan à souffrir qu’on envoyât dans le moment un exprès à Andrinople, où était alors le Grand Seigneur, pour avoir les derniers ordres de Sa Hautesse.

M. Jeffreys et M. Fabrice ayant obtenu ce peu de relâche courent en avertir le roi ; ils arrivent avec l’empressement de gens qui apportaient une nouvelle heureuse ; mais ils furent très-froidement reçus ; il les appela médiateurs volontaires, et persista à soutenir que l’ordre du sultan et le fetfa du mufti étaient forgés, puisqu’on venait d’envoyer demander de nouveaux ordres à la Porte.

Le ministre anglais se retira, bien résolu de ne se plus mêler des affaires d’un prince si inflexible. M. Fabrice, aimé du roi, et plus accoutumé à son humeur que le ministre anglais, resta avec

  1. Tout ce récit est rapporté par M. Fabrice dans ses lettres. (Note de Voltaire.)