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horribles, il est vrai, mais méprisées, publiées pour la plupart par des jésuites étrangers, et désavouées formellement depuis peu par les jésuites français.

Il y a toujours dans les grandes affaires un prétexte qu’on met en avant, et une cause véritable qu’on dissimule. Le prétexte de la punition des jésuites était le danger prétendu de leurs mauvais livres, que personne ne lit ; la cause était le crédit dont ils avaient longtemps abusé. Il leur est arrivé, dans un siècle de lumière et de modération, ce qui arriva aux templiers dans un siècle d’ignorance et de barbarie : l’orgueil perdit les uns et les autres ; mais les jésuites ont été traités dans leur disgrâce avec douceur, et les templiers le furent avec cruauté. Enfin le roi, par un édit solennel, en 1764[1], abolit dans ses États cet ordre qui avait toujours eu des personnages estimables, mais plus de brouillons, et qui fut pendant deux cents ans un sujet de discorde.

Ce n’est ni Sanchez, ni Lessius, ni Escobar, ni des absurdités de casuistes, qui ont perdu les jésuites ; c’est Le Tellier, c’est la bulle qui les a exterminés dans presque toute la France. La charrue que le jésuite Le Tellier avait fait passer sur les ruines de Port-Royal a produit, au bout de soixante ans, les fruits qu’ils recueillent aujourd’hui ; la persécution que cet homme violent et fourbe avait excitée contre des hommes entêtés a rendu les jésuites exécrables à la France : exemple mémorable, mais qui ne corrigera aucun confesseur des rois, quand il sera ce que sont presque tous les hommes à la cour, ambitieux et intrigant, et qu’il dirigera un prince peu instruit, affaibli par la vieillesse[2].

L’ordre des jésuites fut ensuite chassé de tous les États du roi d’Espagne en Europe, en Asie, en Amérique, chassé des Deux-Siciles, chassé de Parme et de Malte : preuve évidente qu’ils n’étaient pas aussi grands politiques qu’on le croyait. Jamais les jésuites n’ont été puissants que par l’aveuglement des autres hommes, et les yeux ont commencé à s’ouvrir dans ce siècle. Ce qu’il y eut d’assez étrange dans leur désastre presque universel, c’est qu’ils furent proscrits dans le Portugal pour avoir dégénéré de leur institut, et en France pour s’y être trop conformés. C’est qu’en Portugal on n’osait pas encore examiner un institut consacré par les papes, et on l’osait en France. Il en résulte qu’un

  1. Novembre ; voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lxviii.
  2. C’était ici qu’en 1763 finissait ce chapitre, alors le lxe. Il était suivi de deux chapitres dont il est parlé dans l’Avertissement de Beuchot, et qui sont placés dans les Mélanges. Les trois alinéas qui suivent ont paru dans l’édition in-4o de 1769, Le dernier alinéa du chapitre est de 1775. (B.)