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SUITE DES ANECDOTES.

flatterie Esther dans Mme de Maintenon, et avec malignité Vasthi dans Mme de Montespan, Aman dans M. de Louvois, et surtout les huguenots persécutés par ce ministre dans la proscription des Hébreux. Le public impartial ne vit qu’une aventure sans intérêt et sans vraisemblance ; un roi insensé, qui a passé six mois avec sa femme sans savoir, sans s’informer même qui elle est ; un ministre assez ridiculement barbare pour demander au roi qu’il extermine toute une nation, vieillards, femmes, enfants, parce qu’on ne lui a pas fait la révérence ; ce même ministre assez bête pour signifier l’ordre de tuer tous les Juifs dans onze mois, afin de leur donner apparemment le temps d’échapper ou de se défendre ; un roi imbécile qui, sans prétexte, signe cet ordre ridicule, et qui, sans prétexte, fait pendre subitement son favori : tout cela, sans intrigue, sans action, sans intérêt, déplut beaucoup à quiconque avait du sens et du goût[1]. Mais, malgré le vice du sujet, trente vers d’Esther valent mieux que beaucoup de tragédies qui ont eu de grands succès[2].

Ces amusements ingénieux recommencèrent pour l’éducation d’Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne, amenée en France à l’âge de onze ans.

C’est une des contradictions de nos mœurs que, d’un côté, on ait laissé un reste d’infamie attaché aux spectacles publics, et que, de l’autre, on ait regardé ces représentations comme l’exercice le plus noble et le plus digne des personnes royales. On

  1. Il est dit dans les Mémoires de Maintenon que Racine, voyant le mauvais succès d’Esther dans le public, s’écria : « Pourquoi m’y suis-je exposé ? pourquoi m’a-t-on détourné de me faire chartreux ? » Mille louis le consolèrent.

    1o Il est faux qu’Esther fût alors mal reçue.

    2o Il est faux et impossible que Racine ait dit qu’on l’avait empêché alors de se faire chartreux, puisque sa femme vivait. L’auteur, qui à tout écrit au hasard et tout confondu, devait consulter les Mémoires sur la vie de Jean Racine, par Louis Racine, son fils ; il y aurait vu que Jean Racine voulait se faire chartreux avant son mariage.

    3o Il est faux que le roi lui eût donné alors mille louis. Cette fausseté est encore prouvée par les mêmes Mémoires. Le roi lui fit présent d’une charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre, en 1690, après la représentation d’Athalie, à Versailles. Ces minuties acquièrent quelque importance quand il s’agit d’un aussi grand homme que Racine. Les fausses anecdotes sur ceux qui illustrèrent le beau siècle de Louis XIV sont répétées dans tant de livres ridicules, et ces livres sont en si grand nombre, tant de lecteurs oisifs et mal instruits prennent ces contes pour des vérités, qu’on ne peut trop les prémunir contre tous ces mensonges. Et si l’on dément souvent l’auteur des Mémoires de Maintenon, c’est que jamais auteur n’a plus menti que lui. (Note de Voltaire.) — Athalie fut représentée pour la première fois en janvier 1691.

  2. Cette phrase est de 1751, et me paraît dirigée contre Crébillon. (B.)