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DE CROMWELL.

rant, économe sans être avide du bien d’autrui, laborieux, et exact dans toutes les affaires. Sa dextérité ménageait toutes les sectes, ne persécutant ni les catholiques ni les anglicans, qui alors à peine osaient paraître ; il avait des chapelains de tous les partis ; enthousiaste avec les fanatiques, maintenant les presbytériens qu’il avait trompés et accablés, et qu’il ne craignait plus ; ne donnant sa confiance qu’aux indépendants, qui ne pouvaient subsister que par lui, et se moquant d’eux quelquefois avec les théistes. Ce n’est pas qu’il vît de bon œil la religion du théisme, qui, étant sans fanatisme, ne peut guère servir qu’à des philosophes, et jamais à des conquérants.

Il y avait peu de ces philosophes, et il se délassait quelquefois avec eux aux dépens des insensés qui lui avaient frayé le chemin du trône, l’Évangile à la main. C’est par cette conduite qu’il conserva jusqu’à sa mort son autorité cimentée de sang, et maintenue par la force et par l’artifice.

La nature, malgré sa sobriété, avait fixé la fin de sa vie à cinquante-cinq ans. (13 septembre 1658) Il mourut d’une fièvre ordinaire, causée probablement par l’inquiétude attachée à la tyrannie : car dans les derniers temps il craignait toujours d’être assassiné ; il ne couchait jamais deux nuits de suite dans la même chambre. Il mourut après avoir nommé Richard Cromwell son successeur. À peine eut-il expiré qu’un de ses chapelains, presbytérien, nommé Herry[1], dit aux assistants : « Ne vous alarmez pas ; s’il a protégé le peuple de Dieu tant qu’il a été parmi nous, il le protégera bien davantage à présent qu’il est monté au ciel, où il sera assis à la droite de Jésus-Christ. » Le fanatisme était si puissant, et Cromwell si respecté, que personne ne rit d’un pareil discours.

Quelques intérêts divers qui partageassent tous les esprits, Richard Cromwell fut déclaré paisiblement protecteur dans Londres. Le conseil ordonna des funérailles plus magnifiques que pour aucun roi d’Angleterre. On choisit pour modèle les solennités pratiquées à la mort du roi d’Espagne Philippe II. Il est à remarquer qu’on avait représenté Philippe II en purgatoire pendant deux mois, dans un appartement tendu de noir, éclairé de peu de flambeaux, et qu’ensuite on l’avait représenté dans le ciel, le corps sur un lit brillant d’or, dans une salle tendue de même, éclairée de cinq cents flambeaux, dont la lumière, renvoyée par des plaques d’argent, égalait l’éclat du soleil. Tout cela

  1. Ou plutôt Sterry. (G.A.)