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DE L’INDE.

substitué des tours, en sont une preuve : il était naturel que les Indiens fissent marcher des éléphants, mais il ne l’est pas que des tours marchent.

Enfin les peuples les plus anciennement connus, Persans, Phéniciens, Arabes, Égyptiens, allèrent, de temps immémorial, trafiquer dans l’Inde, pour en rapporter les épiceries que la nature n’a données qu’à ces climats, sans que jamais les Indiens allassent rien demander à aucune de ces nations.

On nous parle d’un Bacchus qui partit, dit-on, d’Égypte, ou d’une contrée de l’Asie occidentale, pour conquérir l’Inde. Ce Bacchus, quel qu’il soit, savait donc qu’il y avait au bout de notre continent une nation qui valait mieux que la sienne. Le besoin fit les premiers brigands, ils n’envahirent l’Inde que parce qu’elle était riche ; et sûrement le peuple riche est rassemblé, civilisé, policé, longtemps avant le peuple voleur.

Ce qui me frappe le plus dans l’Inde, c’est cette ancienne opinion de la transmigration des âmes, qui s’étendit avec le temps jusqu’à la Chine et dans l’Europe. Ce n’est pas que les Indiens sussent ce que c’est qu’une âme : mais ils imaginaient que ce principe, soit aérien, soit igné, allait successivement animer d’autres corps. Remarquons attentivement ce système de philosophie qui tient aux mœurs. C’était un grand frein pour les pervers que la crainte d’être condamnés par Visnou et par Brama à devenir les plus vils et les plus malheureux des animaux. Nous verrons bientôt que tous les grands peuples avaient une idée d’une autre vie, quoique avec des notions différentes. Je ne vois guère, parmi les anciens empires, que les Chinois qui n’établirent pas la doctrine de l’immortalité de l’âme. Leurs premiers législateurs ne promulguèrent que des lois morales : ils crurent qu’il suffisait d’exhorter les hommes à la vertu, et de les y forcer par une police sévère.

Les Indiens eurent un frein de plus, en embrassant la doctrine de la métempsycose ; la crainte de tuer son père ou sa mère en tuant des hommes et des animaux leur inspira une horreur pour le meurtre et pour toute violence, qui devint chez eux une seconde nature. Ainsi tous les Indiens dont les familles ne sont alliées ni aux Arabes, ni aux Tartares, sont encore aujourd’hui les plus doux de tous les hommes. Leur religion et la température de leur climat rendirent ces peuples entièrement semblables à ces animaux paisibles que nous élevons dans nos bergeries et dans nos colombiers pour les égorger à notre plaisir. Toutes les nations farouches qui descendirent du Caucase, du Taurus et de