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Quand on a peur, tout orgueil s’humanise.
Le noir pataud, la voyant si bien mise,
Lui répondit : « Quel étrange démon
Vous fait aller dans cet état de crise,
Pendant la nuit, à pied, sans compagnon ?
Je suis encor très-loin de ma maison.
Çà, donnez-moi votre bras, ma mignonne ;
On recevra ta petite personne
Comme on pourra. J’ai du lard et des œufs.
Toute Française, à ce que j’imagine,
Sait, bien ou mal, faire un peu de cuisine.
Je n’ai qu’un lit ; c’est assez pour nous deux. »
Disant ces mots, le rustre vigoureux
D’un gros baiser sur sa bouche ébahie
Ferme l’accès à toute repartie ;
Et par avance il veut être payé
Du nouveau gîte à la belle octroyé.
« Hélas ! hélas ! dit la dame affligée,
Il faudra donc qu’ici je sois mangée
D’un charbonnier ou de la dent des loups ! »
Le désespoir, la honte, le courroux,
L’ont suffoquée : elle est évanouie.
Notre galant la rendait à la vie.
La fée arrive, et peut-être un peu tard.
Présente à tout, elle était à l’écart.
« Vous voyez bien, dit-elle à sa filleule,
Que vous étiez une franche bégueule.
Ma chère enfant, rien n’est si périlleux
Que de quitter le bien pour être mieux. »

La leçon faite, on reconduit ma belle
Dans son logis. Tout y changea pour elle
En peu de temps, sitôt qu’elle changea.
Pour son profit elle se corrigea.
Sans avoir lu les beaux moyens de plaire
Du sieur Moncrif[1], et sans livre, elle plut.
Que fallait-il à son cœur ?… qu’il voulût.
Elle fut douce, attentive, polie,
Vive et prudente ; et prit même en secret

  1. Moncrif a fait un livre intitulé Essais sur la nécessité et les moyens de plaire, 1738, in-12.