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PRÉFACE DE CATHERINE VADÉ.
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frère Berthier[1] sont morts ; Sémiramis et la Fillon, Sophocle et Danchet, sont en poussière[2]. — Oui, mon cher cousin ; mais leurs grands noms demeurent à jamais : ne voulez-vous pas revivre dans la plus noble partie de vous-même ? Ne m’accordez-vous pas la permission de donner au public, pour le consoler, les contes à dormir debout dont vous nous régalâtes l’année passée ? Ils faisaient les délices de notre famille ; et Jérôme Carré, votre cousin issu de germain, faisait presque autant de cas de vos ouvrages que des siens : ils plairont sans doute à tout l’univers, c’est-à-dire à une trentaine de lecteurs qui n’auront rien à faire. »

Guillaume n’avait pas de si hautes prétentions ; il me dit avec une humilité convenable à un auteur, mais bien rare : « Ah ! ma cousine, pensez-vous que dans les quatre-vingt-dix mille brochures imprimées à Paris depuis dix ans mes opuscules puissent trouver place, et que je puisse surnager sur le fleuve de l’Oubli, qui engloutit tous les jours tant de belles choses ?

— Quand vous ne vivriez que quinze jours après votre mort, lui dis-je, ce serait toujours beaucoup ; il y a très-peu de personnes qui jouissent de cet avantage. Le destin de la plupart des hommes est de vivre ignorés ; et ceux qui ont fait le plus de bruit sont quelquefois oubliés le lendemain de leur mort. Vous serez distingué de la foule ; et peut-être même le nom de Guillaume Vadé, ayant l’honneur d’être imprimé dans un ou deux journaux, pourra passer à la dernière postérité. Sous quel titre voulez-vous que j’imprime vos Opuscules ? — Ma cousine, me dit-il, je crois que le nom de Fadaises est le plus convenable ; la plupart des choses qu’on fait, qu’on dit, et qu’on imprime, méritent assez ce titre. »

J’admirai la modestie de mon cousin, et j’en fus extrêmement attendrie. Jérôme Carré arriva alors dans la chambre. Guillaume fit son testament, par lequel il me laissait maîtresse absolue de ses manuscrits. Jérôme et moi lui demandâmes où il voulait être enterré ; et voici la réponse de Guillaume, qui ne sortira jamais de ma mémoire :

« Je sens bien que, n’ayant été élevé dans ce monde à aucune des dignités qui nourrissent les grands sentiments, et qui élèvent

  1. Le P. Berthier n’est mort qu’en 1782 ; mais Voltaire avait publié, en 1759, une Relation de la maladie, de la confession, de la mort, et de l’apparition du jésuite Berthier. (B.)
  2. Voyez tome Ier du Théâtre, page 286, Fête de Bélébat, un passage analogue dans l’exhortation faite au curé de Courdimanche.