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DISSERTATION SUR LA TRAGÉDIE. 493

donc paru, en général, en consultant les gens de lettres qui connaissent l’antiquité, que ces tragédies-opéras sont la copie et la ruine de la tragédie d’Athènes : elles en sont la copie, en ce qu’elles admettent la mélopée, les chœurs, les machines, les divinités ; elles en sont la destruction^ parce qu’elles ont accoutumé les jeunes gens à se connaître en sons plus qu’en esprit, à préférer leurs oreilles à leur âme, les roulades à des pensées sublimes, à faire valoir quelquefois les ouvrages les plus insipides et les plus mal écrits, quand ils sont soutenus par quelques airs qui nous plaisent. Mais, malgré tous ces défauts, l’enchantement qui résulte de ce mélange heureux de scènes, de chœurs, de danses, de symphonies, et de cette variété de décorations, subjugue jusqu’au critique même ; et la meilleure comédie, la meilleure tragédie, n’est jamais fréquentée par les mêmes personnes aussi assidûment qu’un opéra médiocre. Les beautés régulières, nobles, sévères, ne sont pas les plus recherchées par le vulgaire : si l’on représente une ou deux fois Cinna, on joue trois mois les Fêtes vénitiennes^ : un poème épique est moins lu que des épigrammes licencieuses : un petit roman sera mieux débité que VHistoire du président de Thou. Peu de particuliers font travailler de grands peintres ; mais on se dispute des figures estropiées qui viennent de la Chine, et des ornements fragiles. On dore, on vernit des cabinets ; on néglige la noble architecture. Enfin, dans tous les genres, les petits agréments l’emportent sur le vrai mérite.

SECONDE PARTIE.

De la tragédie française comparée à la tragédie grecque.

Heureusement la bonne et vraie tragédie parut en France avant que nous eussions ces opéras, qui auraient pu l’étouffer. Un auteur, nommé Mairet *, fut le premier qui, en imitant la Sophonisbe du Trissino, introduisit la règle des trois unités que vous aviez prise des Grecs. Peu à peu notre scène s’épura, et se défit de l’indécence et de la barbarie qui déshonoraient alors tant de théâtres, et qui servaient d’excuse à ceux dont la sévérité peu éclairée condamnait tous les spectacles.

1. Opéra de Danchet, joué en 1710, souvent repris.

2. Mairet ; né en 1004 à Besançon, mort en 1686.