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AVERTISSEMENT.

On a donné une Mérope sur le théâtre de Londres en 1731. Qui croirait qu’une intrigue d’amour y entrât encore ? Mais depuis le règne de Charles II, l’amour s’était emparé du théâtre d’Angleterre ; et il faut avouer qu’il n’y a point de nation au monde qui ait peint si mal cette passion. L’amour ridiculement amené, et traité de même, est encore le défaut le moins monstrueux de la Mérope anglaise. Le jeune Égisthe, tiré de sa prison par une fille d’honneur amoureuse de lui, est conduit devant la reine, qui lui présente une coupe de poison et un poignard, et qui lui dit : « Si tu n’avales le poison, ce poignard va servir à tuer ta maîtresse. » Le jeune homme boit, et on l’emporte mourant. Il revient, au cinquième acte, annoncer froidement à Mérope qu’il est son fils, et qu’il a tué le tyran. Mérope lui demande comment ce miracle s’est opéré : « Une amie de la fille d’honneur, répond-il, avait mis du jus de pavot, au lieu de poison, dans la coupe. Je n’étais qu’endormi quand on m’a cru mort ; j’ai appris, en m’éveillant, que j’étais votre fils, et sur-le-champ j’ai tué le tyran. » Ainsi finit la tragédie.

Elle fut sans doute mal reçue : mais n’est-il pas bien étrange qu’on l’ait représentée ? N’est-ce pas une preuve que le théâtre anglais n’est pas encore épuré ? Il semble que la même cause qui prive les Anglais du génie de la peinture et de la musique, leur ôte aussi celui de la tragédie. Cette île, qui a produit les plus grands philosophes de la terre, n’est pas aussi fertile pour les beaux-arts, et si les Anglais ne s’appliquent sérieusement à suivre les préceptes de leurs excellents citoyens Addison et Pope, ils n’approcheront pas des autres peuples en fait de goût et de littérature.

Mais tandis que le sujet de Mérope était ainsi défiguré dans une partie de l’Europe, il y avait longtemps qu’il était traité en Italie selon le goût des anciens. Dans ce seizième siècle, qui sera fameux dans tous les siècles, le comte de Torelli[1] avait donné sa Mérope avec des chœurs. Il paraît que si M. de La Chapelle a outré tous les défauts du théâtre français, qui sont l’air romanesque, l’amour inutile, et les épisodes, et que si l’auteur anglais a poussé à l’excès la barbarie, l’indécence, et l’absurdité, l’auteur italien avait outré les défauts des Grecs, qui sont le vide d’action et la déclamation. Enfin, monsieur, vous avez évité tous ces écueils ; vous qui avez donné à vos compatriotes des modèles en plus d’un

  1. Né en 1539, mort en 1608.