Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 8.djvu/18

Cette page a été validée par deux contributeurs.
[restauration]
— 15 —

bares. Couvrir de stucs l’architecture du temple de la Fortune virile, à Rome, ce n’est pas non plus ce qu’on peut considérer comme une restauration ; c’est une mutilation.

Le moyen âge n’eut pas plus que l’antiquité le sentiment de la restauration ; loin de là. Fallait-il dans un édifice du XIIe siècle remplacer un chapiteau brisé, c’était un chapiteau du XIIIe, du XIVe ou du XVe siècle que l’on posait à sa place. Sur une longue frise de crochets du XIIIe siècle, un morceau, un seul, venait-il à manquer, c’était un ornement dans le goût du moment qu’on incrustait. Aussi est-il arrivé bien des fois, avant que l’étude attentive des styles fût poussée à ses dernières limites, qu’on était entraîné à considérer ces modifications comme des étrangetés, et qu’on donnait une date fausse à des fragments que l’on eût dû considérer comme des interpolations dans un texte.

On pourrait dire qu’il y a autant de danger à restaurer en reproduisant en fac-simile tout ce que l’on trouve dans un édifice, qu’en ayant la prétention de substituer à des formes postérieures celles qui devaient exister primitivement. Dans le premier cas, la bonne foi, la sincérité de l’artiste peuvent produire les plus graves erreurs, en consacrant, pour ainsi dire, une interpolation ; dans le second, la substitution d’une forme première à une forme existante, reconnue postérieure, fait également disparaître les traces d’une réparation dont la cause connue aurait peut-être permis de constater la présence d’une disposition exceptionnelle. Nous expliquerons ceci tout à l’heure.

Notre temps, et notre temps seulement depuis le commencement des siècles historiques, a pris en face du passé une attitude inusitée. Il a voulu l’analyser, le comparer, le classer et former sa véritable histoire, en suivant pas à pas la marche, les progrès, les transformations de l’humanité. Un fait aussi étrange ne peut être, comme le supposent quelques esprits superficiels, une mode, un caprice, une infirmité, car le phénomène est complexe. Cuvier, par ses travaux sur l’anatomie comparée, par ses recherches géologiques, dévoile tout à coup aux yeux des contemporains l’histoire du monde avant le règne de l’homme. Les imaginations le suivent avec ardeur dans cette nouvelle voie. Des philologues, après lui, découvrent les origines des langues européennes, toutes sorties d’une même source. Les ethnologues poussent leurs travaux vers l’étude des races et de leurs aptitudes. Puis enfin viennent les archéologues, qui, depuis l’Inde jusqu’à l’Égypte et l’Europe, comparent, discutent, séparent les productions d’art, démasquent leurs origines, leurs filiations, et arrivent peu à peu, par la méthode analytique, à les coordonner suivant certaines lois. Voir là une fantaisie, une mode, un état de malaise moral, c’est juger un fait d’une portée considérable un peu légèrement. Autant vaudrait prétendre que les faits dévoilés par la science, depuis Newton, sont le résultat d’un caprice de l’esprit humain. Si le fait est considérable dans son ensemble, comment pourrait-il être sans importance dans ses détails ? Tous ces travaux s’enchaînent et se prêtent un concours mutuel.