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[sculpture]
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profondément gravée sur la pierre. Dans ces figures innombrables du XIIIe siècle, on retrouve les joies, les espérances, les amertumes et les déceptions de la vie. L’artiste a sculpté comme il pensait, c’est son esprit qui a dirigé son ciseau ; et comme pour l’homme il n’est qu’un sujet toujours neuf, c’est celui qui traduit les sentiments et les passions de l’homme, on ne sera pas surpris si, en devinant l’artiste derrière son œuvre, nous sommes plus touchés que si l’œuvre n’est qu’un solide revêtissant une belle forme.

C’est là la question pour nous, au XIXe siècle. Devons-nous considérer le beau, suivant un canon admis, ou le beau est-il une essence se développant de différentes manières suivant des lois aussi variables que sont celles de l’esprit humain ? Au point de vue philosophique, la réponse ne saurait être douteuse ; le beau ne peut être que l’émanation d’un principe et non l’apparence d’une forme. Le beau naît et réside dans l’âme de l’artiste et doit se traduire d’après les mouvements de cette âme qui s’est habituée à concevoir le beau, la vérité. Ce n’est pas nous qui disons cela, mais un Grec. Et à ce propos qu’il nous soit permis de faire ressortir une de ces contradictions entre tant d’autres, quand il est question de l’esthétique. Nos philosophes modernes, nos écrivains, ne sont point artistes, nos artistes ne sont rien moins que philosophes ; de sorte que ces deux expressions de l’esprit humain chez nous, l’art et la philosophie, s’en vont chacune de leur côté et se trompent réciproquement ou trompent le public sur l’influence qu’elles ont pu exercer l’une sur l’autre. Il est évident que Socrate était fort sensible à la beauté plastique ; il avait quelque peu pratiqué la sculpture. Il vivait dans un milieu — que jamais il ne voulut quitter, même pour échapper à la mort, — où la beauté de la forme semblait subjuguer tous les esprits, et cependant c’est ainsi qu’il s’exprime quelque part[1] : « La philosophie, recevant l’âme liée véritablement et, pour ainsi dire, collée au corps, est forcée de considérer les choses non par elle-même, mais par l’intermédiaire des organes comme à travers les murs d’un cachot et dans une obscurité absolue, reconnaissant que toute la force du cachot vient des passions qui font que le prisonnier aide lui-même à serrer sa chaîne ; la philosophie, dis-je recevant l’âme en cet état, l’exhorte doucement et travaille à la délivrer ; et pour cela elle lui montre que le témoignage des yeux du corps est plein d’illusions comme celui des oreilles, comme celui des autres sens ; elle l’engage à se séparer d’eux, autant qu’il est en elle ; elle lui conseille de se recueillir et de se concentrer en elle-même, de ne croire qu’à elle-même, après avoir examiné au dedans d’elle et avec l’essence même de sa pensée ce que chaque chose est en son essence, et de tenir pour faux tout ce qu’elle apprend par un autre qu’elle-même, tout ce qui varie selon la différence des intermédiaires : elle lui enseigne que ce qu’elle voit ainsi c’est le sensible et le visible ; ce qu’elle voit par elle-

  1. Phédon, trad. de V. Cousin, édit. de 1822. Bossange, tome I, page 243.