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« Qui ne s’étonnerait pas, disait saint Bernard[1], de voir que la même personne qui, l’épée à la main, commande une troupe de soldats, puisse, revêtu de l’étole, lire l’Évangile au milieu d’une église ? » Mais les évêques ne tardèrent pas à reconnaître que cette position douteuse ne convenait pas au caractère dont ils étaient revêtus. Lorsque la monarchie eut laissé voir que son intention était de dompter la féodalité, « le clergé sentit aisément[2] que, dans la lutte qui allait s’engager, les seigneurs seraient vaincus ; dès lors il rompit avec eux, sépara sa cause de la leur, renonça à tout engagement, déposa ses mœurs guerrières, et même, abjurant tout souvenir, il ne craignit pas de rivaliser d’ardeur avec le trône, pour dépouiller les seigneurs de leurs prérogatives. Il commença par étendre au delà de toutes limites sa juridiction, qui, dans l’origine, était toute spirituelle ; il lui suffit pour cela d’un mauvais raisonnement, dont le succès fut prodigieux ; il consistait à dire : que l’Église, en vertu du pouvoir que Dieu lui a donné, doit prendre connaissance de tout ce qui est péché, afin de savoir si elle doit remettre ou retenir, lier ou délier. Dès lors, comme toute contestation judiciaire peut prendre sa source dans la fraude, le clergé soutenait avoir le droit de juger tous les procès ; affaires réelles, personnelles ou mixtes, causes féodales ou criminelles… Le peuple ne voyait pas ces envahissements d’un mauvais œil ; il trouvait dans les cours ecclésiastiques une manière de procéder moins barbare que celle dont on faisait usage dans les justices seigneuriales : le combat n’y avait jamais été admis ; l’appel y était reçu ; on y suivait le droit canonique, qui se rapproche, à beaucoup d’égards, du droit romain ; en un mot, toutes les garanties légales que refusaient les tribunaux des seigneurs, on était certain de les obtenir dans les cours ecclésiastiques. » C’est alors que, soutenus par le pouvoir monarchique déjà puissant, forts des sympathies des populations qui se tournaient rapidement vers les issues qui leur faisaient entrevoir une espérance d’affranchissement, les évêques voulurent donner une forme visible à un pouvoir qui leur semblait désormais appuyé sur des bases inébranlables ; ils réunirent des sommes énormes, et jetant bas les vieilles cathédrales devenues trop petites, ils les employèrent sans délai à la construction de monuments immenses faits pour réunir à tout jamais autour de leur siège épiscopal ces populations désireuses de s’affranchir du joug féodal. Cela se passait sous Philippe-Auguste, et c’est en effet sous le règne de ce prince que nous voyons commencer et élever rapidement les grandes cathédrales de Soissons, de Paris, de Bourges, de Laon, d’Amiens, de Chartres, de Reims. C’est alors aussi que l’architecture religieuse sort de ses langes monacals ; ce n’est pas aux couvents que les évêques vont demander leurs architectes, c’est à ces populations laïques dont les trésors apportés avec empressement vont servir à élever le premier édifice vraiment populaire en face du château féodal, et qui finira par le vaincre.

  1. Lettre 78.
  2. Instit. de saint Louis, p. 172. Le comte Beugnot.