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sais en proportionner les atteintes à la présence qui t’écoute. Enfin, toi disparu, tu laisses dans l’esprit que tu te proposas ainsi de pénétrer d’un venin fluide, le germe d’une corrosive tristesse, que le temps aggrave, que le sommeil même alimente — et qui devient bientôt si lourde, si âcre et si sombre — que vivre perd toute saveur, que le front se penche, accablé, que l’azur semble souillé depuis ton regard, que le cœur se serre à jamais — et que des êtres simples en peuvent mourir. C’est donc sous l’énergie de ce langage meurtrier — ton privilège, brahmane ! — que tu te complus et t’acharnas, jour à jour, à froisser — comme entre les ossements de tes mains — le double calice de ces jeunes âmes candides, ô spectre étouffant deux roses dans la nuit !

« Et lorsque leurs lèvres furent muettes, leurs yeux fixes et sans larmes, leurs sourires bien éteints ; lorsque le poids de leur angoisse dépassa ce que leurs cœurs pouvaient supporter sans cesser de battre, lorsqu’ils eurent, même, cessé de me maudire ainsi que les dieux sacrés, tu sus augmenter en chacun d’eux, tout à coup, cette soif de perdre jusqu’au souvenir de leur être, pour échapper au supplice d’exister sans fidélité, sans croyances, et sans espérances, en proie au tourment constant de leurs trop insatiables désirs l’un de l’autre. — Et cette nuit, cette nuit, tu les as laissés se précipiter dans le vaste fleuve, — te disant, peut-être, que tu saurais bien me donner le change de leur mort. »