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tir. Le plus naïf, un peu gris, semblait s’absorber dans la combinaison d’un coup de croisé de seconde qu’il imitait, au-dessus de son assiette, avec sa fourchette et son couteau.

Tout à coup, l’un des convives, M. D*** (homme rompu aux ficelles du théâtre, une sommité quant à la charpente de toutes les situations dramatiques, celui, enfin, de tous qui a le mieux prouvé s’entendre à « enlever un succès »,) s’écria :

— Ah ! que diriez-vous, messieurs, s’il vous était arrivé mon aventure de l’autre jour ?

— C’est vrai ! répondirent les convives. Tu étais le second de ce M. de Saint-Sever ?

— Voyons ! si tu nous racontais — mais là, franchement ! — comme cela s’est passé ?

— Je veux bien, répondit D***, quoique j’aie le cœur serré, encore, en y pensant.

Après quelques silencieuses bouffées de cigarette, D*** commença en ces termes (Je lui laisse, strictement, la parole) :

— La quinzaine dernière, un lundi, dès sept heures du matin, je fus réveillé par un coup de sonnette : je crus même que c’était Peragallo. On me remit une carte ; je lus : Raoul de Saint-Sever. — C’était le nom de mon meilleur camarade de collège. Nous ne nous étions pas vus depuis dix ans.

Il entra.

C’était bien lui !

— Voici longtemps que je ne t’ai serré la main, lui dis-je. — Ah ! je suis heureux de te revoir ! Nous