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— Tu sais, madame N***, demain, dès patron-minette, je pars.

— Ah ! mon Dieu !

— C’est l’époque de la recette : il faut que j’aille, moi-même, chez nos fermiers…

— Tu n’iras pas.

— Et pourquoi, non ?

— Les brigands.

— Peuh !… J’en ai vu bien d’autres !

— Tu n’iras pas !… concluait chaque épouse, comme il sied entre gens qui se devinent.

— Voyons, mon enfant, voyons… Prévoyant tes angoisses et pour te rassurer, nous sommes convenus de partir tous ensemble, avec nos fusils de chasse, dans une grande carriole louée à cet effet. Nos terres sont circonvoisines et nous reviendrons le soir. Ainsi, sèche tes larmes et, Morphée invitant, permets que je noue paisiblement sur mon front les deux extrémités de mon foulard.

— Ah ! du moment que vous allez tous ensemble, à la bonne heure : tu dois faire comme les autres, murmura chaque épouse, soudain calmée.

La nuit fut exquise. Les bourgeois rêvèrent assauts, carnage, abordages, tournois et lauriers. Ils se réveillèrent donc, frais et dispos, au gai soleil.

— Allons !… murmurèrent-ils, chacun, en enfilant ses bas après un grand geste d’insouciance — et de manière à ce que la phrase fût entendue de son épouse, — allons ! le moment est venu. On ne meurt qu’une fois !