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on allait murer les portes, car Sparte ne se rendrait pas, même emportée d’assaut ; on calculait les vivres, on prescrivait aux femmes le suicide, on consultait des entrailles abandonnées qui fumaient çà et là.

Comme on devait passer la nuit sur la muraille en cas de surprise des Perses, le nommé Nogaklès, le cuisinier des gardiens, sorte de magistrat, préparait, sur le rempart même, la nourriture publique. Debout contre une vaste cuve, il agitait son lourd pilon de pierre et, tout en écrasant distraitement le grain dans le lait salé, il regardait lui aussi, d’un air soucieux, la montagne.

On attendait. Déjà d’infâmes suggestions s’élevaient au sujet des combattants. Le désespoir de la foule est calomnieux ; et les frères de ceux-là qui devaient bannir Aristide, Thémistocle et Miltiade, n’enduraient pas, sans fureur, leur inquiétude. Mais de très vieilles femmes, alors, secouaient la tête, en tressant leurs grandes chevelures blanches. Elles étaient sûres de leurs enfants et gardaient la farouche tranquillité des louves qui ont sevré.

Une obscurité brusque envahit le ciel ; ce n’était pas les ombres de la nuit. Un vol immense de corbeaux apparut, surgi des profondeurs du sud ; cela passa sur Sparte avec des cris de joie terrible ; ils couvraient l’espace, assombrissant la lumière. Ils allèrent se percher sur toutes les branches des bois sacrés qui entouraient le Taygète. Ils demeurèrent là, vigilants, immobiles, le bec tourné vers le nord et les yeux allumés.