Page:Vigny - Théâtre, II, éd. Baldensperger, 1927.djvu/358

Cette page a été validée par deux contributeurs.
348
THÉÂTRE

que ne l’a été celle-ci, et le mérite en est grand ; car, derrière le drame écrit, il y a comme un second drame que l’écriture n’atteint pas, et que n’expriment pas les paroles. Ce drame repose dans le mystérieux amour de Chatterton et de Kitty Bell ; cet amour qui se devine toujours et ne se dit jamais ; cet amour de deux êtres si purs qu’ils n’oseront jamais se parler, ni rester seuls qu’au moment de la mort ; amour qui n’a pour expression que de timides regards, pour message qu’une Bible, pour messagers que deux enfants, pour caresses que la trace des lèvres et des larmes que ces fronts innocents portent de la jeune mère au poète ; amour que le quaker repousse toujours d’une main tremblante et gronde d’une voix attendrie. Ces rigueurs paternelles, ces tendresses voilées, ont été exprimées et nuancées avec une perfection rare et un goût exquis. Assez d’autres se chargeront de juger et de critiquer les acteurs ; moi, je me plais à dire ce qu’ils avaient à vaincre, et en quoi ils ont réussi.

L’onction et la sérénité d’une vie sainte et courageuse, la douce gravité du quaker, la profondeur de sa prudence, la chaleur passionnée de ses sympathies et de ses prières, tout ce qu’il y a de sacré et de puissant dans son intervention paternelle, a été parfaitement exprimé par le talent savant et expérimenté de M. Joanny. Ses cheveux blancs, son aspect vénérable et bon, ajoutaient à son habileté consommée la naïveté d’une réalisation complète.

Un homme très jeune encore, M. Geffroy, a accepté et hardiment abordé les difficultés sans nombre d’un rôle qui, à lui seul, est la pièce entière. Il a dignement porté ce fardeau, regardé comme pesant par les plus savants acteurs. Avec une haute intelligence, il a fait comprendre la fierté de Chatterton dans sa lutte perpétuelle, opposée à la candeur juvénile de son caractère ; la profondeur de ses douleurs et de ses travaux, en contraste avec la douceur paisible de ses penchants ; son accablement, chaque fois que le rocher qu’il roule retombe sur lui pour l’écraser ; sa dernière indignation et sa résolution subite de mourir, et pardessus tous ces traits, exprimés avec un talent souple, fort et plein d’avenir, l’élévation de sa joie lorsqu’enfin il a délivré son âme et la sent libre de retourner dans sa véritable patrie.