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CHATTERTON.

LE QUAKER se lève et va à lui, lui prenant la tête.
À demi-voix.

Tais-toi, ami, tais-toi, arrête. — Calme, calme ta tête brûlante. Laisse passer en silence tes emportements, et n’épouvante pas cette jeune femme qui t’est étrangère.

CHATTERTON se lève vivement sur le mot étrangère,
et dit avec une ironie frémissante.

Il n’y a personne sur la terre à présent qui ne me soit étranger. Devant tout le monde je dois saluer et me taire. Quand je parle, c’est une hardiesse bien inconvenante, et dont je dois demander humblement pardon… Je ne voulais qu’un peu de repos dans cette maison, le temps d’achever de coudre l’une à l’autre quelques pages que je dois, à peu près comme un menuisier doit à l’ébéniste quelques planches péniblement passées au rabot. — Je suis ouvrier en livres, voilà tout. — Je n’ai pas besoin d’un plus grand atelier que le mien, et M. Bell est trop attendri de l’amitié de lord Talbot pour moi. Lord Talbot, on peut l’aimer ici, cela se conçoit. — Mais son amitié pour moi, ce n’est rien. Cela repose sur une ancienne idée que je lui ôterai d’un mot ; sur un vieux chiffre que je rayerai de sa tête, et que mon père a emporté dans le pli de son linceul ; un chiffre assez considérable, ma foi ! et qui me valait beaucoup de révérences et de serrements de main. — Mais tout cela est fini, je suis ouvrier en livres. — Adieu, madame ; adieu, monsieur. Ha ! ha ! — Je perds bien du temps ! À l’ouvrage ! à l’ouvrage !

Il monte à grands pas l’escalier de sa chambre et s’y enferme.