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CHATTERTON.

LE QUAKER.

Oui, ils aiment assez à faire vivre les morts et mourir les vivants.

CHATTERTON.

Cependant on a su que ce livre était fait par moi. On ne pouvait plus le détruire, on l’a laissé vivre ; mais il ne m’a donné qu’un peu de bruit, et je ne puis faire d’autre métier que celui d’écrire. — J’ai tenté de me ployer à tout, sans y parvenir. — On m’a parlé de travaux exacts ; je les ai abordés, sans pouvoir les accomplir. — Puissent les hommes pardonner à Dieu de m’avoir ainsi créé ! — Est-ce excès de force, ou n’est-ce que faiblesse honteuse ? Je n’en sais rien, mais jamais je ne pus enchaîner dans des canaux étroits et réguliers les débordements tumultueux de mon esprit, qui toujours inondait ses rives malgré moi. J’étais incapable de suivre les lentes opérations des calculs journaliers, j’y renonçai le premier. J’avouai mon esprit vaincu par le chiffre, et j’eus dessein d’exploiter mon corps. Hélas ! mon ami ! autre douleur ! autre humiliation ! — Ce corps, dévoré dès l’enfance par les ardeurs de mes veilles, est trop faible pour les rudes travaux de la mer ou de l’armée ; trop faible même pour la moins fatigante industrie.

Il se lève avec une agitation involontaire.

Et d’ailleurs, eussé-je les forces d’Hercule, je trouverais toujours entre moi et mon ouvrage l’ennemie fatale née avec moi : la fée malfaisante trouvée sans doute dans mon berceau, la Distraction, la Poésie ! — Elle se met partout ; elle me donne et m’ôte tout ; elle charme et détruit toute chose pour moi ; elle m’a sauvé… elle m’a perdu !