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DERNIÈRE NUIT DE TRAVAIL.

qui aient pu croire de bonne foi, durant un jour entier, à la durée des règles qu’ils écrivaient. Une idée vient au monde tout armée, comme Minerve ; elle revêt en naissant la seule armure qui lui convienne et qui doive dans l’avenir être sa forme durable : l’une, aujourd’hui, aura un vêtement composé de mille pièces ; l’autre, demain, un vêtement simple. Si elle paraît belle à tous, on se hâte de calquer sa forme et de prendre sa mesure ; les rhéteurs notent ses dimensions pour qu’à l’avenir on en taille de semblables. — Soin puéril ! Il n’y a ni maître ni école en poésie ; le seul maître, c’est celui qui daigne faire descendre dans l’homme l’émotion féconde, et faire sortir les idées de nos fronts, qui en sont brisés quelquefois.

Puisse cette forme ne pas être renversée par l’assemblée qui la jugera dans six mois ! Avec elle périrait un plaidoyer en faveur de quelques infortunés inconnus ; mais je crois trop pour craindre beaucoup. — Je crois surtout à l’avenir et au besoin universel de choses sérieuses ; maintenant que l’amusement des yeux par des surprises enfantines fait sourire tout le monde au milieu même de ses grandes aventures, c’est, ce me semble, le temps du drame de la pensée.

Une idée qui est l’examen d’une blessure de l’âme devait avoir dans sa forme l’unité la plus complète, la simplicité la plus sévère. S’il existait une intrigue moins compliquée que celle-ci, je la choisirais. L’action matérielle est assez peu de chose pourtant. Je ne crois pas que personne la réduise à une plus simple expression que moi-même je ne le vais faire : — C’est l’histoire d’un homme qui a écrit une lettre le matin, et qui attend la réponse jusqu’au soir ; elle arrive, et le tue. — Mais ici l’action morale est tout. L’action est dans cette âme livrée à de noires tempêtes ; elle est dans les cœurs de cette jeune femme et de ce vieillard qui assistent à la tourmente, cherchant en vain à retarder le naufrage, et luttent contre un ciel et une mer si terribles que le bien est impuissant, et entraîné lui-même dans le désastre inévitable.