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THÉÂTRE.

Mais, sans ce fonds, qu’eût-il fait ? à quoi, s’il vous plaît, était-il bon ? Il vous le dit : à dormir et ne rien faire. Il fût infailliblement mort de faim.

Les beaux vers, il faut dire le mot, sont une marchandise qui ne plaît pas au commun des hommes. Or, la multitude seule multiplie le salaire ; et, dans les plus belles des nations, la multitude ne cesse qu’à la longue d’être commune dans ses goûts et d’aimer ce qui est commun. Elle ne peut arriver qu’après une lente instruction donnée par les esprits d’élite ; et, en attendant, elle écrase sous tous ses pieds les talents naissants, dont elle n’entend même pas les cris de détresse.

Eh ! n’entendez-vous pas le bruit des pistolets solitaires ? Leur explosion est bien plus éloquente que ma faible voix. N’entendez-vous pas ces jeunes désespérés qui demandent le pain quotidien, et dont personne ne paie le travail ? Eh quoi ! les nations manquent-elles à ce point de superflu ? Ne prendrons-nous pas, sur les palais et les milliards que nous donnons, une mansarde et un pain pour ceux qui tentent sans cesse d’idéaliser leur nation malgré elle ? Cesserons-nous de leur dire : « Désespère et meurs ; despair and die  » ? — C’est au législateur à guérir cette plaie, l’une des plus vives et des plus profondes de notre corps social ; c’est à lui qu’il appartient de réaliser dans le présent une partie des jugements meilleurs de l’avenir, en assurant quelques années d’existence seulement à tout homme qui aurait donné un seul gage du talent divin. Il ne lui faut que deux choses ; la vie et la rêverie ; le pain et le temps.




Voilà le sentiment et le vœu qui m’a fait écrire ce drame ; je ne descendrai pas de cette question à celle de la forme d’art que j’ai créée. La vanité la plus vaine est peut-être celle des théories littéraires. Je ne cesse de m’étonner qu’il y ait eu des hommes