Page:Vigny - Théâtre, II, éd. Baldensperger, 1927.djvu/244

Cette page a été validée par deux contributeurs.
234
THÉÂTRE.

cher à tous les autres dans l’avenir. Sa mémoire est riche, exacte et presque infaillible ; son jugement est sain, exempt de troubles autres que ceux qu’il cherche, de passions autres que ses colères contenues ; il est studieux et calme. Son génie, c’est l’attention portée au degré le plus élevé, c’est le bon sens à sa plus magnifique expression. Son langage est juste, net, franc, grand dans son allure et vigoureux dans ses coups. Il a surtout besoin d’ordre et de clarté, ayant toujours en vue le peuple auquel il parle et la voie où il conduit ceux qui croient en lui. L’ardeur d’un combat perpétuel enflamme sa vie et ses écrits. Son cœur a de grandes révoltes et des haines larges et sublimes qui le rongent en secret, mais que domine et dissimule son exacte raison. Après tout, il marche le pas qu’il veut, sait jeter des semences à une grande profondeur, et attendre qu’elles aient germé, dans une immobilité effrayante. Il est maître de lui et de beaucoup d’âmes qu’il entraîne du nord au sud, selon son bon vouloir ; il tient un peuple dans sa main, et l’opinion qu’on a de lui le tient dans le respect de lui-même et l’oblige à surveiller sa vie. — C’est le véritable, le grand écrivain.

Celui-là n’est pas malheureux ; il a ce qu’il a voulu avoir ; il sera toujours combattu, mais avec des armes courtoises ; et, quand il donnera des armistices à ses ennemis, il recevra les hommages des deux camps. Vainqueur ou vaincu, son front est couronné. Il n’a nul besoin de votre pitié.

Mais il est une autre sorte de nature, nature plus passionnée, plus pure et plus rare. Celui qui vient d’elle est inhabile à tout ce qui n’est pas l’œuvre divine, et vient au monde à de rares intervalles, heureusement pour lui, malheureusement pour l’espèce humaine. Il y vient pour être à charge aux autres, quand il appartient complètement à cette race exquise et puissante qui fut celle des grands hommes inspirés. — L’émotion est née avec lui si profonde et si intime qu’elle l’a plongé, dès l’enfance, dans des extases involontaires, dans des rêveries interminables, dans des inventions infinies. L’imagination le possède par-dessus tout. Puis-