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le bal

Sur l’instrument mobile, harmonieux ivoire,
Vos mains auront perdu la touche blanche et noire ;
Demain, sous l’humble habit du jour laborieux,
Un livre, sans plaisir, fatiguera vos yeux… ;
Ils chercheront en vain, sur la feuille indocile,
De ses simples discours le sens clair et facile ;
Loin du papier noirci, votre esprit égare.
Partant, seul et léger, vers le Bal adoré[1].
Laissera de vos yeux l’indécise prunelle
Recommencer vingt fois une page éternelle.
Prolongez, s’il se peut, oh ! prolongez la nuit[2].
Qui d’un pas diligent plus que vos pas s’enfuit !



Le signal est donné, l’archet frémit encore :
Élancez-vous, liez ces pas nouveaux
Que l’Anglais inventa, nœuds chers à Terpsichore[3],
Qui d’une molle chaîne imitent les anneaux[4].



Dansez, un soir encore usez de votre vie :
L’étincelante nuit d’un long jour est suivie ;
À l’orchestre brillant le silence fatal
Succède, et les dégoûts aux doux propos du bal.
Ah ! reculez le jour où, surveillantes mères.
Vous saurez du berceau les angoisses amères[5] :

  1. Var : O, P1, bal
  2. Var : O, P1, ô prolongez
  3. Var : O, Therpsycore C3, Therpsicore
  4. Var : O, Qui d’une chaîne imitent les anneaux (vers de dix syllabes).
  5. Millevoye, Satire des romans du jour :

    Ce jeune enfant… Il souffre ; on ne plaint point son mal.
    Il appelle sa mère… et sa mère est au bal.
    Mère ! Elle ne l’est plus ? Voluptueuse, ardente,
    Voyez-la tout entière à la walse enivrante…