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PRÉFACE

et qui, aux temps héroïques de la monarchie, avaient eu leur grandeur et leur utilité, persistaient ; que le mépris du travail manuel, du trafic et de l’échange, restait comme par avant le premier dogme national ; que l’Espagne enfin, privée de ses Juifs et ses Morisques, s’appauvrissait de jour en jour, il arriva que ces hommes désorientés, au lieu de concourir à former une sorte de classe intermédiaire entre la noblesse et le serf attaché à la glèbe, — qui, avec le temps, eût pu créer la prospérité de l’Espagne — fondèrent, pour vivre sur le commun de mendicité et de friponneries, la grande association de la gueuserie et de la fainéantise. Le picaro est sorti de là, et c’est ce type nouveau, produit bien indigène et nullement anomal en Espagne, à l’époque dont il s’agit, que nos livres reflètent exactement.

La nouvelle picaresque est donc un roman de mœurs bien plutôt qu’un roman d’aventures ; c’est en outre, et à un degré éminent, un roman satirique. L’Espagne a toujours eu le don de la critique, de la satire et de l’épigramme, témoins Sénèque et Martial. Au moyen âge, ces genres ont revêtu diverses formes scolastiques, toutes venues de France, par exemple ce qu’on nomme le Dit sur les états du monde et plus tard la Danse de la mort. Le poète, car ces morceaux sont toujours rimés, fait défiler dans l’ordre hiérarchique les classes ou états, en commençant par l’église et son chef pour finir par les plus humbles des laïques ; de chaque état il détaille les vices et les travers les plus caractéristiques, adressant à chacun les plus graves semonces, les plus durs avertissements. Dans les Danses de la mort le procédé est encore le même : la Mort armée de sa faux convie à sa danse infernale d’abord les puissants du jour, pape, empereur, roi, puis le noble, puis le bourgeois, puis les derniers des vilains, les métiers entachés d’infamie, l’usurier, le