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LIVRE I. — CHAPITRE II.

institutions. On l'a remarqué souvent, il n’y a rien de tel que le contact des peuples étrangers pour inspirer aux âmes les mieux trempées des doutes sur leurs croyances, même les plus invétérées. C’est ainsi que notre Descartes, pour avoir roulé à travers le monde, « se délivra de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle et nous rendre moins capables d’entendre raison[1] ». Les voyages sont une école de scepticisme.

Mais surtout c’étaient les conquêtes d’Alexandre qui donnaient une ample matière aux réflexions des philosophes. L’empire du grand roi, qui, en dépit de toutes ses faiblesses, étonnait encore les Grecs par sa puissance et sa richesse, s’était écroulé en quelques mois sous les coups d’un jeune conquérant. Chose plus extraordinaire encore pour des esprits grecs, ce jeune conquérant avait voulu se faire adorer, et il y avait réussi. On sait quelle résistance les Grecs, les philosophes surtout (sauf Anaxarque), opposèrent à Alexandre quand il lui prit fantaisie de se déclarer fils de Jupiter. Il en coûta la vie à Callisthènes. Les survivants durent se résigner et garder pour eux leurs réflexions. Mais ils avaient vu comment on fait un dieu.

Ce fut bien autre chose encore quand les successeurs d’Alexandre se disputèrent le monde. Toutes les idées les plus chères à des esprits grecs reçurent des événements les plus cruels démentis. Jamais peuple n’avait été jusque-là plus profondément attaché à la liberté : Platon, l’aristocrate, Aristote, l’ami d’Alexandre, ne parlent de la tyrannie qu’avec dédain ou ironie ; tous les Grecs, d’un commun accord, la regardent comme le plus abject gouvernement. C’est la tyrannie pourtant qui triomphe partout. Après une tentative malheureuse d’Athènes pour reconquérir la liberté, la lourde main d’Antipater retombe sur la ville : la guerre lamiaque a mis fin aux dernières espérances ; il faut décidément obéir à un Polysperchon, à un Cassandre, à un Démétrius Poliorcète.

  1. Méth., I.