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INTRODUCTION. — CHAPITRE II.

pour diminuer le rôle de la science ; mais leurs raisons sont différentes. Nous avons, disent-ils, des sensations : mais nous ne savons rien des choses qui les produisent. Le doux et l’amer, le froid et le chaud, le blanc et le noir sont des états de notre conscience (πάθη) ; mais nous ne pouvons dire ni que le miel est doux, et l’herbe tendre, amère ; ni que la glace est froide et le vin généreux ni que l’air de la nuit est obscur[1]. Comme dans une ville assiégée, nous sommes isolés des choses extérieures : nous ne connaissons que nous-mêmes. Nous ne pouvons même pas dire que nous soyons tous affectés de la même manière, dans les mêmes circonstances ; car, si deux hommes disent qu’ils voient du blanc ou du noir, qui peut leur assurer qu’ils éprouvent des sensations identiques ? Chacun d’eux ne connaît que la sienne. Il y a d’ailleurs de grandes différences entre les hommes et les animaux : il en est qui n’aiment pas le miel ; d’autres se nourrissent d’herbe tendre ; parfois la glace brûle et le vin refroidit ; le soleil aveugle et il est des êtres qui voient clair pendant la nuit. Si nous voulons éviter l’erreur, il ne faut parler que de nos états de conscience. Ne disons pas que les choses existent, mais qu’elles paraissent[2]. Et c’est parce que notre science se réduit à connaître ce qui se passe en nous que le plaisir est le seul bien.

En s’exprimant ainsi, les cyrénaïques reviennent au point de vue purement subjectif de Protagoras ; ou plutôt, ils le dépassent. En effet, Protagoras, nous l’avons vu, expliquait le caractère relatif de la sensation par le dogme héraclitéen du flux perpétuel des choses ; il objectivait nos sensations en affirmant que tout ce qui est représenté existe réellement, que tout est vrai. Les cyrénaïques s’affranchissent de toute affirmation métaphysique ; ils s’en tiennent au pur phénoménisme ; par là ils sont encore plus près du scepticisme.

  1. Plut., Adv. Colot., 24. Cf. Cic., Ac., II, xlvi, 142 ; vii, 20 ; Sext., M., VII, 191 ; P., I, 215 ; Diog., II, 92.
  2. Plut., ibid. : τὸ φαίνεται τιθέμενοι τὸ δ’ ἐστί προσαποφαινόμενοι περὶ τῶν ἐκτός.