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LIVRE III. — CHAPITRE III.

donne le résumé de l’argumentation d’Ænésidème contre les causes.

Il n’y a pas de causes, car un corps ne peut être la cause d’un corps. En effet, ou bien ce corps n’est pas engendré, comme l’atome d’Épicure, ou bien il est engendré, comme on le croit d’ordinaire[1], et il tombe sous les sens, comme le fer, ou il est imperceptible, comme l’atome : dans les deux cas, il ne peut rien produire, car s’il produit quelque chose, c’est en demeurant en lui-même ou en s’unissant à un autre. Mais, demeurant en lui-même, il ne peut produire rien de plus que lui-même, rien qui ne soit dans sa propre nature. S’unissant à un autre, il ne peut pas non plus en produire un troisième qui n’existât pas auparavant ; car il ne se peut pas qu’un devienne deux ou que deux fassent trois. Si un pouvait devenir deux, chacune des deux unités ainsi produites deviendrait deux à son tour, et il y en aurait quatre ; puis, chacune des quatre unités se dédoublant à nouveau, il y en aurait huit, et ainsi à l’infini : or il est tout à fait absurde de dire que de l’unité sorte une infinité de choses ; et il n’est pas moins absurde de dire que de l’unité naisse une multiplicité.

Il est encore absurde de dire que de l’union d’un certain nombre de choses il puisse en sortir un plus grand nombre. Car si une unité, s’ajoutant à une unité, en produit une troisième, cette dernière, s’ajoutant aux deux premières, en produira une quatrième, celle-ci une cinquième, et ainsi à l’infini. Donc un corps ne peut être la cause d’un corps.

Par les mêmes raisons, l’incorporel ne peut être la cause de l’incorporel : car jamais de l’unité ne peut naître la pluralité, ou d’une pluralité donnée une pluralité plus grande. En outre,

  1. Au lieu de ἔθος, texte manifestement altéré, on pourrait lire, avec Hirzel (p. 166), ἄνθρωπος. Il est possible qu’en soutenant qu’il n’y a pas de causes, Ænésidème se soit trouvé d’accord avec Héraclite, comme le suppose Hirzel (ibid.). Mais les raisons invoquées à l’appui de cette conjecture nous semblent bien peu décisives. C’est tout autre chose de dire, comme le fait Héraclite (Clem. Alex., Strom., V, 14), que le monde n’a pas de cause, et de proclamer, comme le fait Ænésidème, l’impossibilité logique de toute causalité.