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LIVRE II. — CHAPITRE IV.

elle-même ne trompe jamais, que l’erreur est toujours dans la synthèse. Carnéade s’en est peut-être souvenu ; rien n’empêchait un philosophe de la nouvelle Académie de faire des emprunts au disciple de Platon.

Carnéade ne s’en est pas tenu là. L’association des idées ne suffit pas à rendre compte de la connaissance : on n’arrive par là qu’à un empirisme fort imparfait. L’animal aussi est capable de cette opération. Chez l’homme, il y a quelque chose de plus : la contradiction ou la non-contradiction des idées. On a vu avec quel soin Carnéade insistait sur ce point : il faut, pour qu’une représentation mérite confiance, s’assurer que rien ne la contredit, il faut en examiner en détail tous les éléments et voir s’ils s’accordent entre eux. S’exprimer ainsi n’était-ce pas introduire un élément rationnel et proclamer, contrairement à la thèse stoïcienne, l’insuffisance de la sensation ? Descartes et Leibnitz diront-ils autre chose quand ils définiront la perception un rêve bien lié ?

Nous avons donc une règle de vérité. Sans doute, il ne faut pas l’oublier, et Carnéade y insistait, ce n’est qu’un critérium subjectif, nous n’atteignons pas l’absolu ; nous ne sortons pas de nous-mêmes et nous pouvons encore nous tromper. La connaissance demeure relative. Mais cette règle est suffisante pour la vie pratique, même pour la recherche et le raisonnement. N’est-ce pas ce que proclament aujourd’hui, en des termes peut-être différents, mais dans le même esprit, bon nombre de philosophes et de savants ? Il y aurait témérité à soutenir que nous possédons aujourd’hui la vérité absolue sur cette question. Mais il est certain qu’en poursuivant ses investigations sur le difficile problème de la connaissance, la philosophie moderne a donné raison à Carnéade sur ses rivaux : en ce sens, il a été en avance sur son temps et il s’est approché très près de ce qui est encore pour nous la plus haute approximation de la vérité.

Telle fut l’œuvre de Carnéade. Quelques réserves qu’on puisse faire, on voit quelle était la solidité de ses thèses, la clarté et la vigueur de ses raisonnements, la pénétration de son esprit.